Rencontre avec MARIE-LAURE GARNIER, étoile montante du chant français

Interviewer Marie-Laure Garnier, c’est tout à la fois le plaisir d’une rencontre artistique, d’une présence humaine pétrie de simplicité et d’une sensibilité citoyenne à l’écoute des réalités sociétales qui inspirent ses actions.

L’artiste nous reçoit dans sa loge à l’Opéra Grand Avignon, entre le raccord et le concert du Poème de l’amour et de la mer de Chausson, préparé avec ses partenaires chambristes (voyez ici notre compte rendu). En compagnie de la pianiste Célia Oneto Bensaid, elle a déjà été l’ambassadrice de la mélodie française dans nombre de festivals à l’étranger (Oxford Lieder Festival, Reina Sofia à Madrid, salle Bourgie de Montréal, Wigmore Hall de Londres, Schumann Haus de Leipzig, Théâtre du Bolchoï, festival Lyrique de la Caraïbe). Ce 10 janvier 2023, découvrez la maturité d’une jeune chanteuse !

Sabine TEULON-LARDIC : Lors de votre nomination aux Victoires de la musique 2021, en direct de la cérémonie vous avez spontanément dédié cette victoire aux chanteurs en herbe d’Outre-mer (https://la1ere.francetvinfo.fr/la-soprano-guyanaise-marie-laure-garnier-remporte-la-victoire-de-la-musique-classique-dans-la-categorie-revelation-artiste-lyrique-943681.html ). Depuis vos récompenses successives à l’ADAMI (Révélation classique en 2013), au concours des Voix d’Outre-mer (2019) et aux Victoires de la musique 2021, pensez-vous que votre parcours transforme les représentations que se font les publics et les jeunes chanteurs ultramarins ?
Marie-Laure GARNIER :
Je m’inscris dans une lignée d’artistes ultramarins, et plus globalement, dans une lignée de chanteurs français. Si cette expérience peut les inspirer, c’est super ! Je viens de la Guyanne, j’étais partie pour jouer de la flûte traversière et j’ai opéré un revirement en choisissant le chant lyrique après avoir pratiqué le chant choral [note de la rédaction : formation à la Maîtrise du CRR de Paris]. Je suis heureuse de ce que j’ai fait, tout en étant enthousiaste de ce qui me reste à faire comme chemin.
J’ai en tête plein de rôles lyriques, en m’appuyant sur mes récentes expériences au Capitole de Toulouse, à l’Opéra de Rouen, de Versailles, toutes expériences nourrissantes. Cela me conforte dans le choix de ce métier, cela me donne aussi envie de conserver cette appétence, cette exigence pour un travail qui s’apparente à celui de laboratoire. Parcours instructif – deux pas en avant, deux pas en arrière – le chant est comme une école dans laquelle on apprend au quotidien, en contact avec d’autres artistes. Une école de l’humilité, de la découverte. Si j’avais une chose à partager avec les jeunes ultramarins qui souhaitent chanter, pour le plaisir ou professionnellement, c’est d’avoir cette curiosité de découvrir tout genre : l’opéra, la mélodie, l’oratorio, la musique contemporaine, etc.

S. T.-L. : Après avoir interprété La Cantatrice dans Reigen de Boesmans (CNSM, 2013) et des seconds rôles au Capitole de Toulouse (dans Ariane et Barbe bleue de Dukas, Elektra de Strauss, Platée de Rameau), vous souhaitez probablement aborder de grands rôles de soprano lyrique. Vous avez déjà choisi un air de Manon Lescaut de Puccini, « Sola, perduta, abandonnata », aux Victoires de la musique (avec Célia Oneto-Bensaïd au piano).

https://www.youtube.com/watch?v=ir6ZkeX9RHI

Comment aborderez-vous le rôle de l’héroïne de Porgy and Bess de Gershwin à l’Opéra national de Bordeaux (juillet 2023) ?
M.-L. G. : Avant Bess, j’aurai le plaisir d’interpréter le rôle du Chœur féminin dans Le Viol de Lucrèce de Britten au Capitole [note : Cyrille Dubois incarnera le rôle du Chœur masculin]. Je le travaille depuis sa programmation initiale en 2020 (confinement Covid). Entre temps, je me suis nourrie de mes expériences en musique contemporaine avec le Festival Nouveaux horizons, présenté par Renaud Capuçon, et lors de différents programmes de mélodie avec Célia Oneto. Pour moi, ce rôle est déjà plus important que ceux jusqu’alors interprétés.
Bientôt, j’aborderai ce rôle de Bess à l’Opéra de Bordeaux pour un spectacle mis en espace : j’adore cette musique qui me parle, qui coule un peu dans mes veines depuis mon enfance et je suis très heureuse de l’incarner. Dans les années à venir, j’espère pouvoir chanter une belle Concepcion [note : L’Heure espagnole de M. Ravel]. Dans Junon de Platée, j’ai fait l’expérience d’un rôle certes court, mais re paramétré par les metteurs en scène Shirley et Dino.

Platée – Théâtre du Capitole de Toulouse © Mirco Magliocca

Ce travail enrichissant m’a donné le goût d’aller chercher des ressources qui font appel au théâtre alors que je me dirigeais d’habitude vers les aspects dramatiques du chant lyrique. Le fait d’avoir pu étoffer ce rôle, aux interventions épisodiques, m’a donné l’opportunité de travailler sur l’aspect purement théâtral, d’aller chercher au fond de moi la source du comique. Dans ce registre, il y a possibilité de chanter avec ma voix plutôt ample tout en étant dans le jeu humoristique: une nouvelle facette de ma personnalité et de ma voix que je souhaite explorer et approfondir pour la faire découvrir au public.

S. T.-L. : En effet, vous étiez irrésistible de drôlerie excentrique en Junon ! [note : Platée de J.-P. Rameau, production 2022, dirigée par Hervé Niquet. Voyez ici le compte rendu de Romaric Hubert]. Cependant, la mélodie et le lied semblent un de vos terrains d’élection, probablement approfondis lors de votre résidence à l’Académie Orsay-Royaumont.  Ce soir, à l’Opéra Grand Avignon, vous interpréterez la version chambriste du Poème de l’amour et de la mer d’Ernest Chausson, lancement de votre album Chants nostalgiques (label b-records). Le mois dernier, vous interprétiez ce cycle de mélodies dans sa version originale avec orchestre, lors du concert anniversaire de l’Orchestre français des Jeunes (OFJ), sous la direction de Michael Schønwandt. Comment s’articule votre pratique vocale entre ces pôles : chambriste et orchestral ?
M.-L. G. : Ma prestation avec l’OFJ consistait à remplacer la chanteuse prévue et c’est donc un hasard si mes deux prestations se déroulent à trois semaines d’intervalle ! Le concert à la Philharmonie de Paris m’a été proposé la veille de la séance. De plus, pas dans la même tonalité que pour soprano, car la mezzo Adèle Charvet étant initialement programmée, l’OFJ n’a pas eu le temps de modifier sa préparation orchestrale. C’est une expérience très intéressante car il faut faire preuve de solidité d’une part, d’adaptabilité et d’écoute d’autre part. Cette riche expérience a été émouvante (j’étais très émue …) car j’ai senti que c’était un vrai travail d’équipe. Lorsqu’on chante au sein d’un collectif de musique de chambre, ce paramètre est présent à l’évidence puisque tous les partenaires sont solistes. En revanche, lorsqu’on chante avec l’orchestre, c’est beaucoup plus impressionnant : j’ai ressenti que chacun des jeunes musiciens était dans l’écoute et la disponibilité, en particulier pour coller au texte poétique. Avec le chef,  Michael Schonwandt, nous avons seulement eu 20 minutes en loge pour partager les aspects essentiels : les tempi, les moments à ménager, alors que France Musique captait le concert : quelle pression ! Cette expérience singulière m’a confortée dans le fait que j’adore cette musique ; j’ai envie de la porter en France comme à l’international, une musique passionnante, sous l’influence de Debussy et de Wagner. On sent que le retour des thèmes, en particulier dans Le temps des lilas [note : dernière partie du 3e volet du triptyque de Chausson] illustre l’histoire qui se déroule en continu sur la narration sublime du poème. Cette opportunité m’a appris quelque chose, tant de la situation d’artiste lyrique que de mon potentiel à challenger (rires …).

S. T.-L. : Avec vos collègues instrumentistes, vous avez enregistré l’album Chants nostalgiques en direct (spécificité du label b.records) lors d’un concert à l’Estran de Guidel, après la résidence d’artistes au château de Kerbastic de la fondation Singer-Polignac. Est-ce une prise de risque par rapport au confort d’un studio ? Ou bien serait-ce un avantage lorsque votre public peut dynamiser cet art de la mélodie, à l’origine conçu pour l’espace semi-public du salon ?
M.-L. G. : Le préalable est d’avoir une équipe comme celle que nous formons avec Célia Oneto Bensaid au piano, ma complice depuis le CNSM, et le Quatuor Hanson : nous nous entendons très bien ce qui est important pour porter ce projet de mélodies françaises. Ce sont des musiciens à la fois sensibles à l’esthétique du son et au texte poétique. Ils laissent l’espace pour dire le texte tout en s’en imprégnant, puisque chaque poème appelle une forme d’impressionnisme ou de figuralisme. Effectivement, le travail en résidence, puis la captation en live sont inspirants : nous profitons de la magie du concert, empreint d’émotion, autant dans La Bonne chanson sur les vers de Verlaine que chez Chausson. En outre, la version chambriste des Chants nostalgiques de Charlotte Sohy est le premier enregistrement public : c’est donc un évènement ! D’autant plus émouvant que celui-ci s’est accompli en la présence du petit-fils de la compositrice !

https://www.youtube.com/watch?v=rEyR9nLmc2chttps://www.youtube.com/watch?v=7RVbVcgGf8E

S. T.-L. : Votre sensibilité musicale ne s’exerce pas seulement dans le registre tragique ou nostalgique. Témoin la piquante ironie que vous instillez dans Le Corbeau et du renard de Caplet (duo Nitescence) ou bien l’humour déployé dans la personnification de Junon du Platée de Rameau (Capitole / Opéra royal de Versailles), comme nous l’évoquions il y a quelques instants. Est-ce spontané ou bien « travaillé » ?
M.-L. G. : Les deux y contribuent ! Je suis une femme qui aime rire et faire rire ! Cependant, faire rire sur scène se travaille : je l’ai expérimenté dans ce rôle de Junon. Il n’y a pas un effet qui ne soit travaillé, peaufiné, voire affiné. Il s’agit de rendre la musique du texte …  En tant que française, lorsque je chante à l’étranger, je mets un point d’honneur à porter cette musique et ce texte français du mieux possible. Je rajouterais volontiers que sur scène, il est plus facile d’émouvoir, de faire pleurer que de faire rire. J’ai envie d’enrichir la palette de mes aptitudes à faire sourire/rire, que j’ai seulement abordée dans le répertoire des mélodies, mais pas à l’opéra.

S. T.-L. : Dans ce registre comique et dans l’art de la mélodie, vous avez certainement un atout : votre maîtrise de la prosodie, votre art de diseuse pour calibrer l’effet dans les inflexions vocales , art qui est également celui de vos illustres aînés : Karine Deshaye, Véronique Gens, Cyrille Dubois.
Par ailleurs, vous ne vous contentez pas de briller sur scène ou au disque lorsque vous menez des activités socio-culturelles auprès des publics sans accès direct à la musique dite classique : écoles, maisons médicalisées, etc. Que percevez-vous des publics pour certains « captifs », pour d’autres, non familiers ?
M.-L. G. : Chaque rencontre est très singulière quand bien même on a l’impression de s’adresser au même public. J’essaye d’arriver avec un espace pour permettre à l’autre d’apporter quelque chose à cette rencontre. Ce qui m’intéresse dans ces échanges est d’ouvrir une fenêtre, voire une porte, vers la voix lyrique. Une fenêtre pour s’exprimer aussi : « Vous avez le droit d’apprendre à écouter, à aimer, ou ne pas apprécier ». « Et vous, que voulez-vous faire de cette rencontre ? »
Car la dimension de ces actions n’est pas seulement artistique ou pédagogique, mais l’action citoyenne est en creux ; notamment auprès des jeunes que je rencontre ce trimestre dans le cadre du Festival de Saint-Denis, des jeunes de classes de collèges du territoire de Saint-Denis. C’est un honneur pour moi d’aller à leur rencontre, de pouvoir apprendre d’eux. Le thème des actions que je mène est la découverte des Negro Spirituals et des Gospels. Au travers de ce répertoire, il est intéressant d’explorer la nature des voix si différentes qui les ont diffusés. C’est un énorme enjeu pour moi de partager ce bagage musical, en brisant les préjugés sociaux que l’on peut avoir sur les jeunes de banlieue. Au fil de ces ateliers, ces jeunes racontent une part d’eux-mêmes, ils s’approprient ce que je leur transmets et en font ensuite leur histoire.
Personnellement, en Guyane, le chant tient une part très importante dans notre culture, par sa transmission orale, par l’histoire qu’il véhicule. Je me considère comme un vecteur de cette longue transmission et j’essaie de transmettre le goût et la passion du chant. J’ai aujourd’hui conscience de créer du lien avec les jeunes, de les respecter, et à prendre ainsi ma place dans la société.

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Pour aller plus loin …