RENCONTRE AVEC CARLO VISTOLI

Renato VERGA : Un peu plus de neuf ans se sont écoulés depuis octobre 2012, lorsque vous avez fait vos débuts à Cesena dans le rôle de la Sorcière dans Didon et Éñée de Purcell. Aujourd’hui, vous êtes sans doute parmi les chanteurs les plus recherchés du répertoire baroque, et pas seulement. Vous travaillez avec les chefs d’orchestre et les directeurs les plus prestigieux du moment, collectionnez les récitals et avez de nombreux enregistrements à votre  actif. Comment cela est-il arrivé ?
Carlo VISTOLI : Tout a commencé bien avant. La musique a toujours été une grande passion pour moi, depuis que je suis enfant. Mes parents m’ont d’abord acheté des cassettes, puis des CD consacrés aux grands compositeurs : une introduction, disons, à la musique dite « classique ». Cependant, je ne suis pas né et je n’ai pas été élevé dans un environnement où l’intérêt pour ce type de musique était vraiment cultivé : ni mes parents ni mes proches ne sont musiciens. Mon père avait quelques disques et en les écoutant, j’ai commencé à être accro. Et puis je demandais à mes parents de m’acheter ces enregistrements qui sortaient chez les marchands de journaux, et je dois dire qu’ils m’ont vraiment ouvert tout un monde. La première approche a donc été celle d’un auditeur. Plus tard, j’ai commencé à étudier la guitare classique et aussi le piano, toujours à Lugo. Puis, à vingt ans environ, j’ai commencé à étudier le chant, d’abord avec un ténor de Lugo qui est malheureusement décédé prématurément il y a deux ans, Fabrizio Facchini, puis, pendant une courte période, avec Michele Andalò, un contre-ténor qui était un élève de William Matteuzzi, et enfin avec Matteuzzi lui-même, avec qui j’ai refondé ma technique. En plus de ces cours privés, j’ai suivi un cours de spécialisation avec Sonia Prina au Conservatoire de Ferrara.
C’est donc il y a environ dix ans que j’ai réalisé que le chant pouvait vraiment être mon métier, que je pouvais vivre ce rêve que je gardais enfoui depuis mon enfance. Tout est arrivé grâce aux études et à l’engagement, qui se poursuivent encore aujourd’hui, même si je ne suis plus étudiant. Ou plutôt, selon moi, on ne cesse jamais d’étudier si l’objectif est de s’améliorer constamment. Personnellement, j’ai toujours essayé de viser de nouveaux objectifs, considérant que chaque arrivée est en même temps un nouveau point de départ. En pratique, au cours des premières années, j’ai participé à divers concours et passé des auditions : il y avait ceux qui croyaient en moi et m’offraient ma chance, puis, comme on dit, une chose en entraîne une autre… et si l’on est content de toi, plus tard on te rappelle et tu continues ainsi. En y réfléchissant rétrospectivement, ce qui est formidable, c’est qu’il m’est arrivé, et il m’arrive encore aujourd’hui, de travailler avec ceux qui étaient pour moi des mythes à l’époque, surtout en ce qui concerne le baroque, un répertoire que j’ai découvert grâce aux enregistrements de William Christie et de John Eliot Gardiner, entre autres.

R.V. : Après vos études universitaires à Bologne – d’ailleurs, ont-elles été utiles pour votre profession ? – votre rencontre avec William Matteuzzi, alors que vous aviez une vingtaine d’années, a-t-elle été décisive dans l’orientation de votre carrière ? Et celle avec Sonia Prina ?
C.V. :
Les études de musicologie ont certainement été importantes, même si je n’ai pas obtenu de diplôme, pour diverses raisons, mais surtout parce que j’ai ensuite commencé à travailler de manière assez assidue – mais l’obtention d’un diplôme est dans mes projets, dès que j’en aurai le temps. Ces études, en tout cas, m’ont aidé je pense, s’agissant principalement du répertoire baroque où l’on doit souvent traiter directement avec les sources. Lorsque l’on parle de « baroque », il s’agit d’une période très large, de près de deux cents ans, avec de nombreux styles différents et des pratiques d’exécution différentes également, qu’il faut avoir étudiés et connaître. De plus, je transcris souvent des manuscrits.
Mais en réalité, ce qui compte, c’est ce qui se passe sur scène avec les chefs d’orchestre, les personnes qui vous préparent, les metteurs en scène, et aussi les collègues : en faisant des productions importantes, je suis entré en contact avec certains chanteurs que j’admirais déjà en tant qu’auditeur et que je peux maintenant observer de près, à qui je peux demander conseil. Chaque rencontre est utile dans ce métier et plus on a d’expériences, mieux c’est. Je dois beaucoup à mes deux maîtres : Matteuzzi, qui, en plus de la technique italienne du legato et du chant “sul fiato” (« sur le souffle »), m’a enseigné l’importance des mots et de la prosodie, et Prina, qui m’a donné des conseils très importants sur le style et sur la manière de rendre vivants et palpitants ces personnages de mélodrame baroque, de les rendre plus proches du public : à première vue, ils peuvent sembler un peu binaires, mais une union habile de la musique et des mots peut les rendre plus complexes et plus complets. Sonia a un grand instinct théâtral et ses leçons ont été précieuses.

Stradella, Il trespolo tutore (Nino), Genova 2020, mise en scène Paolo Gavazzeni et Piero Maranghi (© Stefano Pischiutta)

R.V. : Quand avez-vous découvert que votre voix allait devenir celle d’un contre-ténor, ou plutôt d’un contraltiste, étant donné la tessiture médium-basse dans laquelle vous préférez vous exprimer ?  Quand avez-vous découvert le timbre somptueux que vous possédez ?
C. V. :
Avec mon premier maestro, Fabrizio Facchini, j’avais exploré ma voix de ténor, mais je sentais qu’il y avait un plafond au-delà duquel j’allais avec difficulté. J’étais plus à l’aise avec le falsetto, même si je ne l’avais pas encore travaillé à l’époque, et ma passion de l’époque (c’est-à-dire quand j’avais 20 ans) pour le répertoire baroque m’avait fait découvrir des contre-ténors comme David Daniels, Bejun Mehta – avec qui j’aurai l’honneur de chanter dans L’incoronazione di Poppea dans quelques mois à l’Opéra de Berlin -, Andreas Scholl, Philippe Jaroussky, Lawrence Zazzo, Max Emanuel Cenčić, Christophe Dumaux et d’autres qui m’avaient impressionné par leur virtuosité. Par curiosité, ayant ces voix comme référence, j’avais demandé à mon professeur de répéter quelques airs, mais c’est d’abord avec Andalò, lui-même contre-ténor, et ensuite avec Matteuzzi que j’ai commencé à explorer sérieusement cette vocalité.
Une vocalité que j’ai construite note par note, en partant de la partie médiane, vers le haut : en fait, j’avais déjà un registre inférieur assez développé, ainsi que le registre supérieur, mais le registre médian était moins présent. Avec patience, demi-ton après demi-ton, j’ai combiné ces registres, en me spécialisant dans le registre grave de ma tessiture, ce que les anglo-saxons appellent « male alto ». J’ai une prédilection pour une vocalité brune, chaude, enveloppante, charnue, avec une couleur masculine distincte. Dans les rôles héroïques écrits à l’époque pour les castrats, l’une des caractéristiques souvent exigées était de pouvoir passer avec aisance des notes « de poitrine » (appelons-les ainsi, par convention), graves et sombres, aux notes aiguës : c’est un aspect fondamental qu’un contre-ténor doit aborder dans son étude. Dernièrement, j’ai également abordé des rôles plus aigus, mais je ne vais que jusqu’à quelques rôles de mezzo-soprano, ma zone de confort restant le contralto. Bref, dans les cadences, on peut se faire plaisir et passer à l’aigu, mais la partie cantabile, où se font les couleurs, le legato, où l’on s’exprime vraiment, reste pour moi celle du contralto.

R. V. : On peut dire qu’avec une voix comme la vôtre, on perçoit clairement l’évolution qu’a connue la vocalité dans ce registre : des premières voix stimbrato et faibles du passé qui faisaient un usage intensif du falsetto, à la voix pleine et timbrée que vous possédez, ainsi que certains de vos collègues. Peut-on dire qu’aujourd’hui il n’y a plus cette émulation entre les voix de contre-ténors et les voix féminines ? 
C. V. : Il y a quelques années, une de mes interviews a été publiée avec un titre qui disait, entre guillemets, comme si je l’avais dit moi-même : « Je chante comme une femme, pour émouvoir tout le monde ». Mais il s’agissait d’un arbitraire évident de la part du rédacteur du titre, car je n’aurais jamais eu l’idée de dire cette phrase : même si j’espère vraiment émouvoir mes auditeurs, je n’ai jamais eu l’intention d’imiter la voix féminine. Des lointains pionniers de cette vocalité, comme Russell Oberlin, mais surtout Alfred Deller, dont les enregistrements, surtout dans le répertoire anglais, restent pour moi aujourd’hui encore de purs joyaux (d’ailleurs, le rôle d’Oberon dans le Songe d’une nuit d’été de Britten a été écrit pour lui, quoique…, il n’avait pas vraiment une voix d’opéra), beaucoup d’eau a coulé sous les ponts, et aujourd’hui la voix de contre-ténor possède certainement une plus grande projection, une plus grande capacité à soutenir des “fiati” plus longs, des coloratures complexes, et le son, je crois, est devenu plus rond, plus corsé. Mais sans des personnalités comme Deller et Oberlin, nous ne serions pas là aujourd’hui.
Les contre-ténors sont de plus en plus utilisés dans de grandes salles et avec des orchestres qui ne sont parfois pas si petits. Tout cela fait que la voix est devenue « lyrique ». C’est l’émergence de ces nouveaux besoins qui a conduit à une évolution stylistique et surtout technique de la voix. Parfois, cependant, il est nécessaire de freiner cette tendance, par exemple dans le répertoire sacré : prenez Bach, où il est nécessaire de réduire le vibrato, d’être plus instrumental – bien que d’une manière différente d’un autre compositeur comme Vivaldi. Mais pour revenir à la question d’une possible émulation avec la voix féminine, je peux dire que ces derniers temps, j’ai remarqué un intérêt croissant pour la voix de soprano, et c’est peut-être lié au concept de « fluidité » entre les genres : il y a une tendance, en somme, à un rapprochement, presque un brouillage entre la voix masculine et la voix féminine. En ce qui me concerne, cependant, je préfère que chez un contre-ténor (étiquette générique qui inclut les contraltistes et les sopranistes : il faut le souligner) la composante masculine reste prépondérante, dans le timbre et les accents.

R. V. : Comment la conception du personnage évolue-t-elle lorsque, au lieu d’un mezzo-soprano/contralto ou d’un ténor, il y a un contre-ténor ? Je pense évidemment au cas de l’Orphée et Eurydice de Gluck dans ses différentes versions.
C. V. :
Les trois versions diffèrent dans l’écriture vocale et aussi, mais dans une moindre mesure, dans l’écriture structurelle, les numéros musicaux, bien que la trame reste la même. Chacun a sa propre raison d’être. La première version, celle de Vienne en 1762, a été écrite pour un contralto castrat, Gaetano Guadagni, qui a également chanté pour Händel ; mais à Parme, cinq ans plus tard, c’est un soprano castrat, Giuseppe Millico qui chante le rôle, tandis qu’à Paris, en 1774, c’est un haute-contre. Et ne parlons pas de la version de Berlioz, presque un siècle plus tard, pour mezzo-soprano. Dans le cas de la version originale, Gluck voulait dépouiller l’opéra de ses oripeaux baroques, conformément à ses intentions de réforme et à celles de Calzabigi, en visant une expression plus directe du texte poétique et de l’intrigue. Aujourd’hui, l’impact que l’on veut avoir sur scène est devenu primordial. En ce qui me concerne, j’ai fait deux productions d’Orphée et Eurydice, l’une avec Carsen à Rome en 2019 et l’autre avec Michieletto cette année à Berlin, et dans les deux cas il y avait un désir de réalisme, de vraisemblance scénique qui ne pouvait être atteint qu’avec un Orphée masculin. Mais ce n’est pas tout : l’effet d’une voix aiguë masculine est très différent de celui d’une voix grave féminine, sur le plan acoustique et en termes de perception. Ensuite, il y a une question de goût personnel – il est vrai – entre ceux qui préfèrent un Orphée féminin et ceux qui préfèrent un Orphée masculin (avec ou sans représentation scénique), mais nous entrons ici dans le domaine du subjectif, et chacun est libre d’avoir sa propre opinion.

Gluck, Orfeo ed Euridice (Orfeo), Berlino 2022, mise en scène Damiano Michieletto (© Axel Hindebrand)

R. V. : Vous êtes parmi les rares contre-ténors que comptent l’Italie. Pourtant, dans ce répertoire à 99% italien où la diction est de la plus haute importance, les Italiens ne devraient-ils pas être prioritaires ? Cet état de fait ne résulte-t-il pas notamment d’un machisme plus ou moins explicite qui fait que l’on snobe les contre-ténors, comme certains chefs d’orchestre qui préfèrent systématiquement les chanteuses en travesti ? Que voudriez-vous leur dire ?
C. V. :
Les contraltos, mezzo-sopranos et contre-ténors peuvent et doivent coexister pacifiquement (ou du moins, nous essayons… je plaisante !), même s’il y a certains rôles que je considère plus propres à être chantés par un homme que par une femme. Dernièrement, la présence de contre-ténors, y compris de contre-ténors italiens, a augmenté dans nos théâtres et je crois qu’en général, il n’y a plus de préjugé à notre égard dans les grands théâtres : La Scala, l’Opéra de Rome, le Maggio Musicale Fiorentino et La Fenice, pour n’en citer que quelques-uns, se sont ouverts à ce type de voix et, en même temps, proposent de plus en plus de titres baroques. C’est en France que j’ai le plus travaillé, un pays que j’aime beaucoup et où je suis toujours heureux de revenir, mais en cas de chevauchement d’engagements, de choix à faire, j’ai toujours un œil sur mon pays.
Une personne dont la langue maternelle est l’italien est certainement à privilégier, bien sûr pour une question de diction, ou pour l’aspect simplement pratique consistant à apprendre le rôle. En particulier, chanter dans sa propre langue est un avantage, surtout dans le répertoire du XVIIe siècle où, plus encore que dans les répertoires ultérieurs, le texte passe avant la musique et où il est très important de connaître la prosodie et les inflexions de la langue. Donc, en ce qui concerne le XVIIe siècle, étant un locuteur natif, oui, je pense que cela fait une différence. En même temps, il y a beaucoup de chanteurs étrangers qui chantent très bien en italien, et l’inverse est également vrai. Par exemple, j’aime personnellement beaucoup chanter en anglais (et ce n’est pas du tout facile si on veut le faire vraiment bien), ainsi qu’en allemand, alors que malheureusement j’ai très peu d’occasions de chanter en français parce que le répertoire qui me convient ne le permet pas. Lorsque je chante dans une langue qui n’est pas la mienne, je m’efforce vraiment de rendre au mieux toutes les nuances du texte, mais ce n’est jamais aussi facile que dans sa langue maternelle. Au XVIIe siècle, avec Monteverdi, Cavalli & co, les livrets sont si beaux, d’un niveau poétique si élevé, qu’il est essentiel de pouvoir saisir les moindres inflexions du texte pour les rendre au mieux dans le chant.

R. V. : : Monteverdi, Cavalli, Händel, Vivaldi : un répertoire stupéfiant, plein de chefs-d’œuvre, mais pas si populaire que cela en Italie. Seul un cinquième des productions dans lesquelles vous avez chanté ont été réalisées en Italie, la France étant le pays que vous fréquentez peut-être le plus. Les choses changeront-elles jamais de ce point de vue dans notre pays qui, de l’opéra, ne connaît et ne veut écouter presque que le mélodrame du XIXe siècle ?
C. V. :
Le récent grand succès de La Calisto à la Scala est de bon augure : ce n’était pas du tout gagné d’avance pour un auteur comme Cavalli, qui commence à être joué avec une certaine régularité dans les théâtres européens, mais qui n’est toujours pas aussi bien représenté que Monteverdi. Si l’opéra baroque est présenté avec des mises en scène de haut niveau et des chefs d’orchestre prestigieux, le public apprécie. Dans les théâtres de province, à quelques exceptions près, ce répertoire tarde en revanche à s’imposer en raison de la tradition et de l’attachement populaire au mélodrame du XIXe siècle et au répertoire vériste. Mais quelque chose est en train de changer lentement. En outre, l’immense répertoire baroque recèle encore de nombreux trésors à découvrir. Il nous faut juste un peu plus de courage pour mettre notre pays en phase avec ce qui se passe à l’étranger, mais il me semble que c’est en train de se produire, même si les choses se font lentement.

Händel, Agrippina (Ottone), Brisbane 2016, mise en scène Laurence Dale (© Darren Thomas)

R. V. : En dehors du répertoire baroque, vous avez également chanté dans un opéra contemporain, l’Invitée dans Luci mie traditrici de Salvatore Sciarrino à La Fenice – alors qu’à Bologne, trois ans plus tôt, il y avait une mezzo-soprano… Après Britten, il semble que les compositeurs contemporains aient également découvert ce registre vocal.
C. V. :
C’est vrai : le répertoire contemporain est très attentif à la voix de contre-ténor. Je me souviens avec grand plaisir de la production vénitienne de Luci mie traditrici, un opéra devenu aujourd’hui presque « du répertoire », plus de vingt ans après sa composition, avec de nombreuses éditions différentes au fil des ans. L’écriture vocale de Sciarrino est très idiomatique et on sent son intérêt pour la musique des XVIe et XVIIe siècles, en l’occurrence celle de Gesualdo – dont l’histoire personnelle tourmentée, entre autres, a inspiré l’intrigue -, mais aussi celle de Stradella (voir Ti vedo, ti sento, mi perdo – un autre de ses titres très évocateurs – écrit pour la Scala). 

Une autre expérience intéressante a été réalisée avec Adriano Guarnieri pour un vidéo-opéra inspiré du Paradis de Dante, (L’amor che move il sole e l’altre stelle), présenté au Festival de Ravenne, ainsi que la cantate Hermann de Paolo Baioni. J’ai également chanté Arvo Pärt (Stabat Mater), avec Mario Brunello. Ce sont toutes des musiques écrites à notre époque, mais souvent avec un regard porté sur le passé. C’était agréable et intéressant de travailler enfin avec des compositeurs vivants qui, dans certains cas, ont écrit spécifiquement pour ma voix. Parler avec les compositeurs, échanger des idées, apprendre à connaître le raisonnement qui sous-tend les choix expressifs et les styles aide beaucoup à l’interprétation. L’opéra contemporain connaît aujourd’hui une période de grande fortune, avec des productions importantes : Thomas Adès, George Benjamin, Brett Dean sont présents dans les plus grands théâtres du monde. Et puis John Adams, Philip Glass, qui a écrit un opéra, Akhnaten, dont le protagoniste est un contre-ténor. Cette vocalité a d’abord suscité l’intérêt des compositeurs du XXe siècle en raison de sa nouveauté, de son potentiel au-delà de la catégorisation des voix canoniques. Britten a utilisé ce registre dans les personnages d’Oberon ou d’Apollo pour exprimer une certaine dimension magique, alors que pour les compositeurs d’aujourd’hui, je crois qu’il peut être considéré comme une voix comme les autres – en fait, il est devenu le septième registre disponible. La musique contemporaine a évidemment ses difficultés, surtout lorsqu’elle doit être chantée sur scène, de mémoire, sans partition (comme ce fut le cas pour moi dans l’opéra de Sciarrino), mais il est très gratifiant de recevoir un retour immédiat du compositeur.

R. V. : Alarcón, Antonini, Capuano, Christie, Gardiner, Haïm, Marcon, Montanari, Sardelli, Spinosi… Ils comptent parmi les plus grands chefs d’orchestre du monde, et vous avez chanté avec chacun d’eux ! De qui vous souvenez-vous le mieux ? Avec qui avez-vous dû discuter peut-être un peu plus âprement ?
C. V. :
Ce sont tous de grands artistes avec lesquels je me sens honoré d’avoir travaillé. Chacun a ses particularités et l’une des qualités d’un chanteur doit être de s’adapter aux exigences du chef d’orchestre. Lorsque nous travaillons ensemble, nous faisons une œuvre commune, c’est une « rencontre d’idées » : l’idéal est d’en inventer d’autres, comme les variations des “da capo” (auxquelles j’aime me livrer – mais bon, c’est comme ça qu’on faisait à l’époque !). Si je devais vraiment choisir un nom qui me tient particulièrement à cœur, ce serait peut-être celui de William Christie, le premier grand chef d’orchestre baroque avec lequel j’ai travaillé assidûment et qui m’a formé et donné de précieux conseils : avec lui, j’ai fait de nombreux concerts et un opéra mis en scène (Le Couronnement de Poppée à Salzbourg en 2018 : une des plus belles expériences musicales dont je me souvienne). Quelle force il parvient encore à transmettre, quel sens du théâtre, même en concert ! Heureusement, je n’ai jamais eu d’expériences négatives, ni de heurts avec les chefs. Jusqu’à présent, tout s’est toujours bien passé, et j’espère continuer ainsi.

R. V. : Robert Carsen et Damiano Michieletto sont des réalisateurs avec lesquels vous avez travaillé dernièrement : comment se sont passées ces expériences ? Comment vous êtes-vous entendu avec ces deux personnes si différentes dans leur approche du théâtre ?
C. V. :
Avant même de les rencontrer personnellement, Carsen et Michieletto faisaient partie de mes metteurs en scène préférés et, d’un point de vue professionnel et humain, je m’entendais très bien avec eux. Les spectacles de Carsen sont désormais des classiques bien qu’il soit toujours en pleine activité (heureusement pour nous !). Avec Michieletto, j’ai trois productions cette année : Orfeo ed Euridice à Berlin, Giulio Cesare in Egitto à Paris et Montpellier, puis Alcina à Florence, une reprise du spectacle de Salzbourg avec Cecilia Bartoli. Les deux premières étaient de nouvelles productions et il était passionnant de voir deux productions de titres aussi importants prendre vie. Ce sont des spectacles où un grand engagement physique est requis : dans Orfeo, en particulier, je ne quitte jamais la scène et je participe également aux ballets, qui (contrairement à la version de Carsen) n’ont pas été coupés. Michieletto et Carsen sont tous deux très attentifs au jeu des acteurs et sont entourés d’équipes exceptionnelles pour la création des décors, des costumes et des éclairages. Il me semble que la dernière phase artistique de Michieletto se concentre plus que par le passé sur le symbolisme et procède par soustraction – sans préjudice du soin qu’il apporte à l’action scénique. La sécheresse et l’abstraction des scènes (les visions merveilleuses et complexes de Paolo Fantin) s’allient ainsi à une caractérisation très fouillée du personnage, qui est appelé à s’exprimer non seulement avec sa voix mais aussi avec son corps.

Händel, Giulio Cesare (Tolomeo), Parigi 2022, mise en scène Damiano Michieletto (© Vincent Pontet)

Avec Carsen, j’ai eu le plaisir de filmer sa production désormais classique d’Orphée et Eurydice à Rome, l’une de mes plus grandes émotions, sinon la plus grande, vécue sur scène à ce jour. Un spectacle essentiel pour illustrer une histoire « vraie » et directe sur la douleur de la perte, dans une lande désolée, peuplée de personnes « réelles », le tout dépouillé de tout aspect mythologique. Avec lui, j’ai aussi fait Rappresentatione di Anima, et di Corpo di Cavalieri à Vienne, un oratorio du XVIIe siècle, plein de symboles et d’allégories, difficile à mettre en scène, mais Carsen en a fait un chef-d’œuvre théâtral, en le ramenant à une dimension terrestre, humaine, qui nous parle à nous, les gens du XXIe siècle. Ce fut un succès incroyable auprès du public. Il faut toujours laisser le temps faire son œuvre avant de classer et de hiérarchiser les choses et les personnes, mais dans ce cas, je dirais que, pour moi, Carsen est le plus grand metteur en scène d’opéra de notre époque.

Gluck, Orfeo ed Euridice (Orfeo), Roma 2019, mise en scène Robert Carsen (© Fabrizio Sansoni)

R. V. : Händel à Martina Franca (Xerse), Monteverdi à Berlin (L’incoronazione di Poppea) et Vivaldi à Amsterdam (Giustino) : voici quelques-uns de vos prochains engagements. Vos projets réservent-ils quelques surprises ? Y a-t-il un rôle que vous aimeriez chanter mais que personne ne vous a proposé jusqu’à présent ?
C. V. :
Le Xerse de Cavalli est un rôle merveilleux, très difficile en raison de sa longueur (je tiens d’ailleurs à remercier mon partenaire, Luigi, qui m’a aidé à le mémoriser au cours de ces derniers mois exigeants, alors que j’étais occupé par d’autres productions), avec une tessiture parfaite pour moi. De fait, le compositeur de Crémone est l’un de mes préférés de tous les temps. Je suis très heureux de le faire avec Sardelli et Muscato pour la première année de direction artistique du Festival della Valle d’Itria par Sebastian Schwarz. L’année prochaine, je chanterai le rôle-titre de l’Orlando Furioso de Vivaldi dans un concert au Théâtre des Champs-Élysées avec Jean-Christophe Spinosi et je retournerai à la Komische Oper de Berlin pour la Semele de Händel dirigée par Barrie Kosky (un autre metteur en scène que j’adore et que je considère comme l’un des plus grands d’aujourd’hui). Parmi les rôles que j’aimerais chanter sur scène, il y a sans aucun doute Orlando, Rinaldo et Didymus (dans Theodora, un rôle écrit d’ailleurs pour Gaetano Guadagni) de Händel, puis Mozart – Farnace dans Mitridate et Ascanio – et, pourquoi pas, Rossini ! J’ai déjà chanté La petite messe solennelle (c’était un de mes rêves secrets, et c’était mon dernier concert avant le confinement en mars 2020) ; et j’adorerais chanter Tancredi. Qui sait, nous verrons bien ! Et quand je serai plus âgé, il y aura les rôles de nourrices, mais pour ceux-là, il est encore temps…

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