À la découverte d’Albéniz, mélodiste européen, avec Adriana González et Iñaki Encina Oyón

Ceux qui s’attendent à trouver dans le nouveau CD d’Adriana González et Iñaki Encina Oyón (Isaac Albéniz, Complete songs) les couleurs chaudes et âpres de l’Espagne risquent d’être surpris : c’est un aspect méconnu et inattendu du musicien espagnol qui nous est ici révélé, à travers trente mélodies chantées dans quatre langues, qui témoignent des voyages du compositeur à travers l’Europe. Rencontre et explications avec Adriana Gonzálezet Iñaki Encina Oyón…

STÉPHANE LELIÈVRE : Comment avez-vous découvert ces partitions méconnues d’Albéniz,  Iñaki ?
IÑAKI ENCINA OYÓN : Par hasard, dans une boutique à Paris. J’ai été très surpris en les découvrant : pourquoi, alors que je suis espagnol, n’avais-je jamais vu ces partitions auparavant ? Pourquoi n’avais-je jamais entendu cette musique ? Pourquoi n’est-elle jamais programmée ? J’ai aussitôt acheté cette édition, qui est en fait très récente (il n’a pas été facile de les rassembler toutes).

Albéniz en 1903

S.L. : Albéniz mélodiste, cela surprend, effectivement : ce musicien est surtout connu en tant que pianiste. Il aurait même rencontré Liszt dit-on, n’est-ce pas ?
I.E.O. : Non, c’est une légende, mais qu’Albéniz a entretenue ! Il est bien allé à Budapest pour le rencontrer, mais on sait maintenant qu’à cette date, Liszt était en Italie, les deux hommes n’ont pas pu se croiser ! Quoi qu’il en soit, Albéniz était un excellent pianiste, qui faisait de nombreuses tournées et qui avait une excellente réputation en tant qu’instrumentiste. C’est un peu plus tard qu’il s’est orienté vers la composition, et qu’il a commencé à écrire ses mélodies. 

Ayant bénéficié d’une bourse, il est parti étudier en Belgique, et lorsqu’il est revenu à Madrid, il a composé ses premières mélodies, des mélodies de salon en espagnol, sans doute écrites pour la haute société. Curieusement, il existe aussi une version « récitée » de ces pièces : les textes de Rimas de Bécquer étaient déclamés, et Albéniz en proposait un accompagnement pianistique.
ADRIANA GONZÁLEZ : Ces mélodies espagnoles sont vraiment des œuvres de jeunesse, Albéniz a alors 25 ans, ce sont parmi ses toutes premières compositions. Nous avons tenu à commencer par ces œuvres pour proposer un cheminement chronologique et quasi biographique dans l’œuvre d’Albéniz.
I.O.E. : Exactement : nous commençons par ces mélodies de jeunesse, et nous terminons par quatre mélodies composées après Iberia, le chef-d’œuvre absolu d’Albéniz pour piano, juste avant qu’il ne meure, à 48 ans. Ces mélodies sont dédiées à son ami Fauré.

S.L. : Ce grand pianiste était donc également, de toute évidence, très intéressé par la voix…
I.O.E. : Très intéressé, oui… Et par l’opéra notamment.
A.G. : Il était très admiratif de Wagner, dont le rayonnement était bien sûr immense en Europe, et il aurait aimé atteindre dans le genre lyrique un niveau équivalent à celui du compositeur allemand. Il avait envisagé de faire une trilogie sur l’histoire du Roi Arthur, sur des vers de son mécène britannique Francis Burdett Money-Coutts. Il a composé Merlin, mais n’a malheureusement pas eu le temps d’achever Guinevere et Lancelot.

Francis Burdett Money-Coutts

S.L. : Mais son mécène Money-Coutts a achevé l’écriture des trois livrets ?
I.O.E. : Oui ! Albéniz a rencontré Money-Coutts à Londres et c’est un homme qui a joué un rôle décisif dans sa carrière en finançant ses projets… Les deux hommes étaient très proches et très liés. La musique vocale d’Albéniz n’a pas rencontré le succès escompté en Espagne. Peut-être cette musique était-elle trop exigeante, trop savante pour le public espagnol de l’époque… Quant à la France, elle attendait surtout qu’Albéniz compose de la musique espagnole, façon Iberia ou la Suite espagnole

S.L. : Le peu d’impact rencontré par la musique vocale d’Albéniz en général et ses mélodies en particulier, s’expliquerait donc en partie par un malentendu, ou du moins un hiatus entre l’attente du public et les créations de l’artiste ?
I.O.E. : Certainement… Et puis encore une fois, c’est une musique riche, complexe, avec une grande richesse harmonique, pas si simple d’accès.
A.G. : On se rend compte qu’il ne s’agit pas d’une musique facile dès qu’on jette un œil aux partitions. Lorsque j’ai déchiffré les mélodies françaises d’Albéniz, j’avais l’impression que c’était plus complexe que Debussy !
I.O.E. : C’est un peu comme lorsqu’on déchiffre du Strauss : cela peut paraître très dissonant dans un premier temps, mais petit à petit l’harmonie se met en place. Pour le piano aussi, c’est très difficile techniquement… Il y a de nombreux croisements de mains, beaucoup d’acciaccatura,…

S.L. : Ces mélodies prennent pour support des textes écrits en quatre langues différentes…
I.O.E. : Oui : l’espagnol, l’italien, l’anglais et le français.
A.G. : Ce CD est presque une forme de « biographie musicale : en fait, ces mélodies suivent en quelque sorte les voyages qu’Albéniz a pu faire au cours de sa vie : l’Espagne, après ses études en Belgique, puis l’Italie, où il a entendu bien sûr de nombreux opéras, la France, où il fut influencé par Fauré ou D’Indy… Albéniz assimilait très bien l’écriture, les couleurs, le style propres à chaque pays. The caterpillar, par exemple, ressemble presque à un madrigal anglais !
I.O.E. : Et ses ballades italiennes évoquent la musique de chambre d’un Donizetti. Albéniz a nécessairement côtoyé des compositeurs français lorsqu’il vivait à Paris, et là encore il s’est imprégné de la musique du pays dans lequel il se trouvait. Il appréciait beaucoup Chausson : il a même payé de sa poche les premières éditions des œuvres de celui-ci, et certaines de ses mélodies sont dédiées à la femme de Chausson.

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« Home » (To Nellie, T.39)

A.G. : Le fait de devoir passer d’une langue à l’autre constitue d’ailleurs, pour l’interprète, une difficulté réelle (d’autant que parfois, pour les mélodies italiennes notamment, les accents toniques ne correspondent pas aux accents musicaux), avec celle consistant à s’adapter aux styles, qui varient d’un cycle à l’autre. Nous avions, heureusement, des coachs pour les différentes langues… Autre difficulté, ou du moins particularité de l’écriture d’Albéniz : le fait que parfois, on ait l’impression que c’est la voix qui accompagne le piano, et non l’inverse.
IOE : Dans certaines mélodies, la partie piano est en soi tellement riche que même jouée toute seule, cela fonctionne ! Parfois, c’est vraiment le piano qui est au premier plan : la voix s’intègre à la mélodie comme une ligne de contrepoint, avec un texte très « récité ».

S.L. :  Les toutes dernières mélodies, celles qui terminent le CD et qui viennent clore la vie et la carrière du musicien ont-elles une couleur particulière ?
I.O.E. : Elles sont magnifiques, ce sont des pièces tout en nuances, très subtiles, avec des pianississimos… Le cycle aurait dû être composé de douze mélodies, mais Albéniz n’a eu le temps d’en composer que quatre… Il souhaitait que la première « Amor summa injuria », termine le cycle. Mais nous avons choisi de respecter l’ordre chronologique de la composition, et le CD s’achève par la toute dernière mélodie composée par Albéniz : « The retreat ».

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« In sickness and health » (Quatre mélodies, T.44)

Je ne vis plus dans le monde ; pour moi,
La rose est fanée et ma coupe est vide…

C’est par cette phrase empreinte de mélancolie que s’ouvre « The retreat » : par quelle meilleure formule Albéniz aurait-il pu prendre congé de son art et de la vie ?

Pour découvrir cet aspect méconnu de l’art du compositeur espagnol, rendez-vous à l’Opéra de Lille le 13 octobre à 18h pour un concert intitulé « Un Espagnol en Europe », ou sur le site d’Audax Records où vous pouvez vous procurer ce CD que Première Loge chroniquera très prochainement.