MADONNA DELLA GRAZIA, le premier CD de l’ensemble Il Caravaggio : rencontre avec les artistes Camille Delaforge, Anna Reinhold et Guilhem Worms

L’ensemble Il Caravaggio propose un premier CD consacré à différentes figures de la femme et de la mère, dans ses incarnations religieuses ou humaines. Un programme original qui fait se rencontrer musique savante et musique populaire, inspiration sacrée et sources profanes…
Rencontre avec trois artistes talentueux et enthousiastes !


Comment est né l’ensemble Il Caravaggio ?
Camille Delaforge : Il Caravagio est né il y a quelque temps de la volonté de jeunes musiciens enthousiastes et passionnés, mais  il a véritablement pris corps il y a trois ans, à l’occasion d’une série de concerts conçue avec Anna [Reinhold] qui nous a conduits de Sablé aux Concerts d’été à Saint-Germain en Suisse, puis à Utrecht et au Festival Sinfonia en Périgord. C’est là que la forme, les projets, les intentions du groupe se sont nettement dessinés. Depuis nous sommes en résidence croisée à Sablé et au CMBV, grâce notamment à Alice Orange (conseillère artistique du festival de Sablé ) qui a soutenu notre projet dès ses premières heures.

Guilhem Worms : Je suis pour ma part ravi de travailler de nouveau avec Il Caravaggio  et Anna Reinhold, avec qui j’ai précisément déjà chanté (au festival de Sablé-sur-Sarthe il y a trois ans) un programme intitulé Sur les rives de l’Orient, qui comportait notamment des extraits du Carnaval de Venise de Campra.

Dans quelles conditions cet album a-t-il été enregistré ?
Ana Reinhold : D’excellentes conditions et c’est notamment grâce à Camille qui possède selon moi une qualité essentielle pour diriger un ensemble : celle de la transmission ; la transmission de sa vision des choses, de son enthousiasme… Elle sait faire adhérer les gens à son projet et les emmener avec elle !

G.W. : Les artistes qui ont participé au projet forment comme une véritable famille musicale : de la collaboration artistique est née une amitié qui rend le travail particulièrement agréable.

A.R. : Un exemple de la belle complicité et de la confiance qu’il y a entre les membres du groupe : je devais, à l’origine, chanter le Canto delle Lavandaie. Mais Camille souhaitait quelque chose d’un peu rugueux, de plus brut que l’interprétation que je proposais, qui était quelque peu  trop lyrique, trop « jolie ». Comme je n’arrivais pas à rendre exactement ce que Camille attendait, je lui ai demandé de fredonner l’air, et j’ai trouvé son interprétation tellement réussie que je lui ai suggéré de l’enregistrer !

C.D. : Il y a en tout cas dans le groupe une confiance, une envie de travailler en intelligence, de se dépasser, d’expérimenter afin d’obtenir le meilleur résultat possible – quitte à en perdre la notion du temps : certaines séances d’enregistrement se sont terminées parfois très tard ! Chacun occupe bien sûr une fonction précise dans le groupe, mais chacun se respecte et respecte le travail de l’autre. En tant que cheffe de l’ensemble, mon rôle n’est d’ailleurs pas que musical : j’essaie de préserver cette cohésion du groupe, cette bonne humeur, cette bienveillance si précieuses, et de faire en sorte que tout un chacun puisse trouver sa place, de façon naturelle et constructive, dans les discussions et débats qui ont lieu.

Quelle est, précisément, l’identité du Caravaggio ? Quels sont ses objectifs, ses missions ?
C.D. : Elles sont multiples ! J’en vois trois essentiellement : donner une visibilité aux compositrices, souvent oubliées ou négligées ; donner une visibilité aux jeunes chanteurs (nous avons déjà travaillé, par exemple, avec Guilhem [Worms], Anna [Reinhold], ou encore Thibault de Damas, Marie Perbost…) ; enfin défendre la musique vocale française et italienne, sans nous cantonner au seul XVIIe siècle : cette année par exemple, nous allons jouer à Sablé une œuvre de Duval [1] ; je suis, par ailleurs, pianiste de formation : si le répertoire baroque m’est familier, les répertoires classiques ou romantiques également ! Les limites que nous nous posons sont avant tout celles imposées par le temps nécessaire pour que l’ensemble s’approprie tel ou tel répertoire.

Anna et Guilhem, quel est votre rapport à la musique baroque ? Aborde-t-on une partition baroque de la même façon qu’une partition classique, romantique, du XXe siècle ?
Anna Reinhold : Même si je chante actuellement beaucoup de baroque, j’ai plutôt baigné, à mes tout débuts, dans l’univers… du lied !  J’ai en effet été élevée dans une culture germanique… Lorsque je suis arrivée au CNSM je faisais de l’opéra ; comme toutes les petites filles j’adorais Carmen, ou Rossini… Et puis il se trouve que je me suis tout de suite sentie très bien au Département de musique ancienne, ce genre de musique ne devant être, à l’origine, qu’une option dans mon parcours ! Je suis ensuite allée écoute Armide de Lully avec Stéphanie d’Oustrac. Puis les choses se sont enchaînées tout simplement, avec notamment une audition au Jardin des Voix. Dans le même temps, j’ai rencontré Camille, qui m’a fait travailler Cybèle dans Atys, mon premier grand rôle sur scène. Nous sommes depuis restées très proches et c’est grâce au travail effectué avec elle qu’on me considère aujourd’hui comme spécialisée dans la musique française et italienne du XVIIe siècle.

Guilhem Worms : Lorsque j’ai abordé le chant lyrique, j’ai commencé à travailler exclusivement avec des baroqueux : Agnès Mellon, Jean-Paul Fouchécourt, Alain Buet… J’ai depuis élargi mon répertoire, mais quoi qu’il arrive, le baroque fera donc toujours partie de moi ! Je tiens cependant à préserver une forme d’éclectisme, tout simplement pour le plaisir de la variété, mais aussi parce que ce n’est pas forcément bon, techniquement, de s’enfermer dans un seul type de répertoire. En enregistrant l’album Madonna della Grazia, en tout cas, mon objectif a moins été de chercher à respecter strictement tel ou tel style que de me laisser porter la musique 

et le plaisir de partager. Pour revenir à la spécificité du répertoire baroque, techniquement, les choses dépendent du compositeur : les exigences propres à Rameau, Cavalli, Monteverdi ne sont pas les mêmes. Chanter Rameau n’est peut-être pas si éloigné, pour moi, de ce que j’ai l’habitude de faire à l’opéra – à l’exception bien sûr de la question de l’ornementation, ou de la prosodie. Cavalli ou Monteverdi nécessitent une tessiture plus grave et demandent une autre vocalité, plus concentrée… Cela exige de ma part  une certaine adaptation, étant – pour le moment du moins – une basse chantante.

Le Caravage, La Madone des Pèlerins (Basilique Sain-Augustin de Rome)

Il Caravaggio : pourquoi ce nom pour un ensemble de musique ?
C.D. : Parce que notre souhait est que la musique que nous interprétons soit théâtrale et profondément touchante, comme l’est la peinture du Caravage ! Intensité, contrastes, couleurs (nous avons vraiment cherché à colorer ces musiques, notamment par le rôle dévolu au continuo), clair-obscur, théâtralité, sincérité : les équivalents visuels de la musique sont nombreux et particulièrement pertinents, nous a-t-il semblé, avec l’œuvre du Caravage. La sincérité, notamment, est une notion qui me touche particulièrement dans ses peintures. Elle émane sans doute de ses modèles, souvent des gens simples, issus de milieux sociaux très modestes… Ce qui n’empêche d’ailleurs nullement l’expression d’une forme de sacré !

Ceci nous ramène à la thématique qui sous-tend cet album Madonna della Grazia, non ?
C.D. : Exactement ! Regardez la Madeleine pénitente du Louvre : une figure tellement humaine, tellement réaliste, et en même temps portée par quelque chose de profondément divin, religieux…

A.R. : Si Marie occupe une place importante dans le CD, c’est parce qu’au-delà des convictions religieuses de chacun, c’est une figure qui peut parler à chacun d’entre nous. Cette rencontre, ou cette fusion de l’humain et du sacré, c’est vraiment ce qui fait que l’album Madonna della Grazia forme un tout ; c’est ce qui lui donne sa logique, sa spécificité. On peut être dans le sacré sans être dans la croyance !

C.D. : La découverte du sacré dans l’humain : c’est un peu, finalement, ce que nous avons cherché à obtenir avec ce CD, qui n’est pas un album de musique sacrée : nous avons cherché à montrer que le divin, le sacré, se cachent parfois dans les figures ou les gestes les plus quotidiens. La musique populaire occupe ainsi un place importante dans l’album (avec ici ou là l’intervention de voix non lyriques).

A.R. : Comme celle de Rob in Summa, un ami qui est créateur de masques de Commedia dell’arte à Naples [2] !

C.D. : Prenez la Canzonetta spirituale sopra alla nanna de Merula : au-delà de la figure de la Vierge, c’est aussi tout simplement une mère qui chante une berceuse, donc à la base une chanson enfantine d’origine populaire, dans laquelle se trouve déjà inscrite toute la destinée de son enfant…

Comme dans certains tableaux de l’Italie renaissante, dans lesquels la Vierge semble deviner quel sera le destin de son fils…
C.D. : Exactement. Les paroles de la Canzonetta ne proviennent pas d’un texte sacré. Ce sont des paroles du peuple, qui mettent en mots une histoire sacrée dans un contexte populaire. Cette pièce est ainsi très représentative de l’album en général et de notre volonté de mêler les genres, de faire se côtoyer profane et religieux pour, finalement, exprimer une forme de sacralité.  Au demeurant, certaines pièces sacrées de l’album, tel le Stabat mater initial, comportent une dimension éminemment théâtrale. En enregistrant dans le même temps des musiques sacrées et des musiques profanes, des musiques réputées savantes et d’autres d’origine plus populaire, nous avons cherché à montrer comment, in fine, ces musique pouvaient se rejoindre dans l’émotion qu’elles transmettent.

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[1] Mademoiselle Duval (prénom inconnu, 1718 – après1775), qui composa entre autres, en 1736, l’opéra-ballet Les Génies ou les Caractères de l’amour.

[2] Robin Summa est le fils de Pierangelo Summa, metteur en scène, sculpteur de masques et marionnettiste italien. Il est l’un des chefs de file du théâtre italien dans les années 1970.