CARMEN, de Mérimée à Bizet

 

À l’occasion des représentations de Carmen données actuellement à l’Opéra Comique et le 8 juillet prochain aux Chorégies d’Orange, Première Loge revient aux sources de l’opéra de Bizet en vous proposant les pages de la nouvelle de Mérimée qui ont inspiré quelques-unes des scènes les plus fameuses de l’opéra.

Une occasion de mesurer tout le travail des librettistes Meilhac et Halévy en repérant les éléments puisés ici ou là dans la nouvelle afin d’élaborer leur livret. Une occasion également d’apprécier l’art de Bizet et le charme envoûtant que sa musique apporte au texte…

La rencontre




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La Habanera, Anna Caterina Antonacci, Londres, dir. Pappano (2008)

LES JEUNES GENS, entrés avec Carmen.
Carmen, sur tes pas, nous nous pressons tous ;
Carmen, sois gentille, au moins réponds-nous
Et dis-nous quel jour tu nous aimeras.

CARMEN, les regardant.
Quand je vous aimerai, ma foi, je ne sais pas.
Peut-être jamais, peut-être demain ;
Mais pas aujourd’hui, c’est certain !

I.
L’amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser,
Et c’est bien en vain qu’on l’appelle
S’il lui convient de refuser.
Rien n’y fait, menace ou prière :
L’un parle bien, l’autre se tait,
Et c’est l’autre que je préfère,
Il n’a rien dit, mais il me plaît.

L’amour est enfant de Bohême,
Il n’a jamais connu de loi ;
Si tu ne m’aimes pas, je t’aime ;
Si je t’aime, prends garde à toi !

II.
L’oiseau que tu croyais surprendre
Battit de l’aile et s’envola…
L’amour est loin, tu peux l’attendre,
Tu ne l’attends plus : il est là…
Tout autour de toi, vite, vite,
Il vient, s’en va, puis il revient…
Tu crois le tenir, il t’évite,
Tu crois l’éviter, il te tient.

L’amour est enfant de Bohême,

LES JEUNES GENS.
Carmen, sur tes pas, nous nous pressons tous;
Carmen, sois gentille, au moins réponds-nous.

Moment de silence. Les jeunes gens entourent Carmen, celle-ci les regarde l’un après l’autre, sort du cercle qu’ils forment autour d’elle et s’en va droit à don José, qui est toujours occupé de son épinglette.

CARMEN.
Eh ! compère, qu’est-ce que tu fais là ?…

JOSÉ.
Je fais une chaîne avec du fil de laiton, une chaîne pour attacher mon épinglette.

CARMEN, riant.
Ton épinglette, vraiment ! ton épinglette… épinglier de mon âme !

Elle arrache de son corsage la fleur de cassie et la lance à don José. Il se lève brusquement. La fleur de cassie est tombée à ses pieds. Eclat de rire général; la cloche de la manufacture sonne une deuxième fois. Sortie des ouvrières et des jeunes gens sur la reprise de

L’amour est enfant de Bohême, etc.

Carmen s’échappe !




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La Séguedille, Anna Caterina Antonacci / Jonas Kaufmann, Londres, dir. Pappano (2008)

JOSÉ,avec colère.
Ne me parle plus, tu entends, je te défends de me parler …

CARMEN.
C’est très bien, seigneur officier, c’est très bien. Vous me défendez de parler, je ne parlerai plus …

Elle regarde don José qui recule.

Finale.

CARMEN.
Près des remparts de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille
Boire du Manzanilla !
Oui, mais toute seule on s’ennuie,
Et les vrais plaisirs sont à deux…
Donc, pour me tenir compagnie,
J’emmènerai mon amoureux…
Mon amoureux, il est au diable !
Je l’ai mis à la porte hier…
Mon pauvre cœur très consolable,
Mon cœur est libre comme l’air…
J’ai des galants à la douzaine,
Mais ils ne sont pas à mon gré ;
Voici la fin de la semaine,
Qui veut m’aimer, je l’aimerai.
Qui veut mon âme… elle est à prendre,
Vous arrivez au bon moment,
Je n’ai guère le temps d’attendre,
Car avec mon nouvel amant…
Près des remparts de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,
J’irai danser la séguedille
Boire du Manzanilla.

JOSÉ.
Tais-toi, je t’avais dit de ne pas me parler.

CARMEN.
Je ne te parle pas… Je chante pour moi-même,
Et je pense… Il n’est pas défendu de penser !
Je pense à certain officier,
qui m’aime
Et qu’à mon tour je pourrais bien aimer…

JOSÉ.
Carmen !

CARMEN.
Mon officier n’est pas un capitaine,
Pas même un lieutenant, il n’est que brigadier
Mais c’est assez pour une Bohémienne,
Et je daigne m’en contenter !

JOSÉ, déliant la corde qui attache les mains de Carmen.
Carmen, je suis comme un homme ivre !
Si je cède, si je me livre,
Ta promesse, tu la tiendras,
Si je t’aime, Carmen, tu m’aimeras…

CARMEN, à peine chanté, murmuré.
Oui, nous danserons la séguedille
En buvant du Manzanilla…
Près de la porte de Séville,
Chez mon ami Lillas Pastia,..

JOSÉ Parlé.
Le lieutenant !… Prenez garde.

Carmen va se replacer sur son escabeau, les mains derrière le dos. – Rentre le lieutenant.

Scène XI

Les mêmes, le lieutenant, puis les ouvriers, les soldats, les bourgeois.

LE LIEUTENANT.
Voici l’ordre, partez et faites bonne garde !

CARMEN, bas à José.
En chemin, je te pousserai
Aussi fort que je le pourrai …
Laisse-toi renverser … le reste me regarde !

Don José en prison


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L’air de la Fleur, Jonas Kaufmann, Milan, dir. Barenboim, 2009.

JOSÉ.

I
La fleur que tu m’avais jetée,
Dans ma prison m’était restée.
Flétrie et sèche, cette fleur
Gardait toujours sa douce odeur…
Et pendant des heures entières,
Sur mes yeux fermant mes paupières,
De ce parfum, je m’enivrais
Et dans la nuit et je te voyais…
Je me prenais à te maudire,
A te détester, à me dire :
Pourquoi faut-il que le destin
L’ait mise là, sur mon chemin ?
Puis je m’accusais de blasphème
Et je ne sentais en moi-même
Qu’un seul désir, un seul espoir,
Te revoir,ô Carmen, oui te revoir !…
Car tu n’avais eu qu’à paraître,
Qu’à jeter un regard sur moi
Pour t’emparer de tout mon être,
Et j’étais une chose à toi !
Carmen, je t’aime.

Le destin



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L’air des Cartes, Teresa Berganza, Paris, dir. Dervaux, Paris (Opéra-Comique), 1980.

CARMEN.
Voyons, que j’essaie à mon tour.

Elle se met à tourner les cartes. – Musique de scène.

Carreau, pique … la mort!
J’ai bien lu … moi d’abord.

Montrant don José endormi.

Ensuite lui … pour tous les deux la mort !

A voix basse, tout en continuant à mêler les cartes.

En vain pour éviter les réponses amères,
En vain tu mêleras,
Cela ne sert à rien, les cartes sont sincères
Et ne mentiront pas.
Dans le livre d’en haut, si ta page est heureuse,
Mêle et coupe sans peur,
La carte sous les doigts se tournera joyeuse
T’annonçant le bonheur.
Mais si tu dois mourir, si le mot redoutable
Est écrit par le sort,
Recommence vingt fois… la carte impitoyable
Répétera : la mort !

Le mort de Carmen





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Duo final, Anna Caterina Antonacci / Jonas Kaufmann, Londres, dir. Pappano (2008)

CARMEN.
C’est toi ?

JOSÉ.
C’est moi.

CARMEN.
L’on m’avait avertie
Que tu n’étais pas loin, que tu devais venir,
L’on m’avait même dit de craindre pour ma vie,
Mais je suis brave et n’ai pas voulu fuir.

JOSÉ.
Je ne menace pas, j’implore, je supplie ;
Notre passé, Carmen, je l’oublie,
Oui, nous allons tous deux
Commencer une autre vie,
Loin d’ici, sous d’autres cieux.

CARMEN.
Tu demandes l’impossible.
Carmen jamais n’a menti,
Son âme reste inflexible
Entre elle et toi, tout est fini.

JOSÉ.
Carmen, il en est temps encore,
Ô ma Carmen, laisse-moi
Te sauver, toi que j’adore,
Et me sauver avec toi.

CARMEN.
Non, je sais bien que c’est l’heure,
Je sais bien que tu me tueras,
Mais que je vive ou je meure
Non ! Je ne te céderai pas.

JOSÉ.
Carmen, il en est temps encore,
O ma Carmen laisse-moi
Te sauver, toi que j’adore,
Et me sauver avec toi.

CARMEN.
Pourquoi t’occuper encore
D’un cœur qui n’est plus à toi ?
En vain tu dis : je t’adore,
Tu n’obtiendras rien de moi.

JOSÉ.
Tu ne m’aimes donc plus?

Silence de Carmen et don José répète.

Tu ne m’aimes donc plus ?

CARMEN.
Non, je ne t’aime plus.

JOSÉ.
Mais moi, Carmen, je t’aime encore;
Carmen, hélas, moi je t’adore.

CARMEN.
A quoi bon tout cela ? que de mots superflus !

JOSÉ.
Eh bien, s’il le faut, pour te plaire,
Je resterai bandit, tout ce que tu voudras,
Tout, tu m’entends, tout ! Mais ne me quitte pas,
Ô ma Carmen,
Ah, souviens-toi du passé, nous nous aimions naguère !
Ah, ne me quitte pas, Carmen,
Ah, ne me quitte pas !

CARMEN.
Jamais Carmen ne cédera.
Libre elle est née et libre elle mourra !

CHŒUR ET FANFARES, dans le cirque.
Viva ! la course est belle,
Sur le sable sanglant
Le taureau qu’on harcèle
S’élance en bondissant…
Viva ! Bravo ! victoire !

Pendant ce chœur, silence de Carmen et de don José … Tous deux écoutent… En entendant les cris de: « Victoire, victoire ! » Carmen a laissé échapper un cri d’orgueil et de joie. Don José ne perd pas Carmen de vue. Le chœur terminé, Carmen fait un pas du côté du cirque.

JOSÉ, se plaçant devant elle.
Où vas-tu ? 

CARMEN.
Laisse-moi !

JOSÉ.
Cet homme qu’on acclame,
C’est ton nouvel amant.

CARMEN, voulant passer.
Laisse-moi.

JOSÉ.
Sur mon âme,
Carmen, tu ne passeras pas.
Carmen, c’est moi que tu suivras !

CARMEN.
Laisse-moi, don José !… je ne te suivrai pas.

JOSÉ.
Tu vas le retrouver, dis, tu l’aimes donc ?

CARMEN.
Je l’aime,
Je l’aime, et devant la mort même,
Je répéterais que je l’aime.

FANFARES ET REPRISE DU CHŒUR, dans le cirque.
Viva ! bravo ! victoire !

JOSÉ.
Ainsi, le salut de mon âme,
Je l’aurai perdu pour que toi,
Pour que tu t’en ailles, infâme !
Entre ses bras, rire de moi ?
Non, par le sang, tu n’iras pas,
Carmen, c’est moi que tu suivras !

CARMEN.
Non ! non ! jamais !

JOSÉ.
Je suis las de te menacer !

CARMEN.
Eh bien, frappe-moi donc ! ou laisse-moi passer…

CHŒUR.
Victoire ! victoire !

JOSÉ.
Pour la dernière fois, démon,
Veux-tu me suivre ?

CARMEN.
Non ! non !
Cette bague autrefois tu me l’avais donnée…
Tiens !

Elle la jette à la volée.

JOSÉ, le poignard à la main, s’avançant sur Carmen.
Eh bien, damnée…

Carmen recule, José la poursuit… Pendant ce temps, fanfares et chœur dans le cirque.

CHŒUR.
Toréador, en garde,
Et songe en combattant
Qu’un œil noir te regarde
Et que l’amour t’attend.

José a frappé Carmen … Elle tombe morte. Le vélum s’ouvre. La foule sort du cirque.

JOSÉ.
Vous pouvez m’arrêter… c’est moi qui l’ai tuée.

Escamillo paraît sur les marches du cirque. José se jette sur le corps de Carmen.

Ô Carmen ! ma Carmen adorée !

Fin

Pour lire une édition illustrée de Carmen :
Prosper Mérimée, Carmen, Paris, Éditions du Panthéon, 1947 (illustrations J. Roubille)

Pour voir et écouter Carmen en Blu-ray/DVD :
Georges Bizet, Carmen, avec A.C. Antonacci et J. Kaufmann, Londres, dir. A. Pappano, 2008 (DECCA)

Pour découvrir une magnifique adaptation en comédie musicale :
Otto Preminger, Carmen Jones, avec Dorothy Dandridge (doublée par Marilyn Horne pour le chant) et Harry Belafonte, 1954 (collection Grands Classiques du cinéma américain).

Pour lire Carmen en BD (et faire découvrir l’intrigue aux plus jeunes, dans une version très fidèle à Mérimée et à l’opéra de Bizet !) : 
Goulet/Brrémaud, Carmen, Paris, Delcourt, 2012.