ÉPISODE DE LA VIE D’UN ARTISTE, Berlioz (1832) – dossier

Diptyque composé de la Symphonie fantastique et du mélologue Lélio ou le retour à la vie, créé le 9 décembre 1832 à Paris.

Le compositeur et librettiste : Hector BERLIOZ (1803-1869)

© Gallica / BnF

Berlioz incarne l’image du musicien romantique français. Fasciné par l’Art – et pas seulement la musique : il vouait une admiration sans borne à Shakespeare, Virgile ou Goethe –, il abandonne très vite les études de médecine qu’il avait entreprises pour se consacrer à la musique.
Compositeur et écrivain (Les Soirées de l’orchestre : 1852 ; Les Grotesques de la musique : 1859 ; Mémoires : 1870), il fut aussi chef d’orchestre et critique musical, notamment pour la Gazette musicale et le Journal des débats. Il s’illustra aussi bien dans le genre symphonique (La Symphonie fantastique : 1830), la musique sacrée (Requiem : 1837), la mélodie (Les Nuits d’été, composées 

entre 1834 et 1840 ), la musique instrumentale (Harold en Italie : 1834), l’oratorio (L’Enfance du Christ : 1854) que dans l’opéra (Benvenuto Cellini : 1838 ; Les Troyens : 1863 pour les seuls « Troyens à
Carthage »).
Adulé par les uns, moqué par les autres (la critique, dans son ensemble, lui fut longtemps hostile), sa vie fut une alternance d’échecs (Benvenuto Cellini), de succès (La Symphonie fantastiqueL’Enfance du Christ, ses tournées européennes) ou de déceptions (l’impossibilité de monter son chef-d’œuvre dans le genre lyrique : Les Troyens). Il est élu membre de l’Institut en 1856.

LA CRÉATION

L’Épisode de la vie d’un artiste, composé de la Symphonie fantastique et de Lélio ou le retour à la vie, fut créé avec succès le 9 décembre 1832 au Conservatoire de Paris (la Symphonie fantastique avait quant à elle été créée, seule, le 5 décembre 1830).
Voici les préconisations données par Berlioz lui-même quant aux conditions dans lesquelles l’œuvre doit être représentée :

Cet ouvrage [Lélio] doit être entendu immédiatement après la Symphonie Fantastique, dont il est la fin et le complément. L’orchestre, le chœur et les chanteurs invisibles doivent être placés sur le théâtre, derrière la toile. L’acteur parle et agit seul sur l’avant-scène. A la fin du dernier monologue il sort, et le rideau, se levant, laisse à découvert tous les exécutants pour le Final.

En conséquence, un plancher devra être établi au-dessus de l’endroit ordinairement occupé dans les théâtres par l’orchestre.

Le rôle de Lélio exige un acteur habile, non chanteur. Il faut en outre un ténor pour la Ballade, un autre ténor pour le Chant de bonheur, et un baryton énergique pour le capitaine de brigands.

LA TRAME NARRATIVE DE L’ÉPISODE DE LA VIE D’UN ARTISTE

NB : les paroles sont de Berlioz lui-même, à l’exception de la ballade du Pêcheur dans Lélio ou le retour à la vie, proposant la traduction d’un poème de Goethe.

Portrait d’Harriet Smithson par Claude-Marie Dubufe

L’œuvre présente une dimension autobiographique indéniable : la passion amoureuse vécue par le protagoniste est de toute évidence inspirée par celle qu’éprouva Berlioz pour l’actrice Harriet Smithson, dont il était tombé amoureux après l’avoir vue interpréter le rôle d’Ophélie dans Hamlet. Elle met en scène un compositeur, Lélio, qu’un amour obsessionnel conduit aux confins de la folie (Symphonie fantastique) : le jeune homme en vient, dans un geste quasi suicidaire, à absorber une dose immodérée d’opium, ce qui provoquera en lui cauchemars et hallucinations : Lélio rêve ainsi qu’il assassine sa bien-aimée, puis se voit conduit à l’échafaud et assiste à un sabbat ayant lieu à l’occasion de ses propres funérailles.

William Hogarth, La Tempête

Reprenant peu à peu ses esprits (Lélio ou le retour à la vie), il se remémore alors son amitié avec Horatio, laisse vagabonder son imagination entre divers souvenirs d’Allemagne (Goethe), d’Angleterre (Shakespeare) ou d’Italie (il rêve de rejoindre une troupe de brigands calabrais ou napolitains !), se laisse envahir par des musiques « intérieures » (« Chœur d’ombres », « Chant de bonheur »), avant de se consacrer à l’exécution de sa dernière œuvre : une Fantaisie sur La Tempête de Shakespeare.

La répétition de cette pièce avec ses élèves occupe son esprit et le détourne de façon salutaire de ses obsessions : « Ô musique ! maîtresse fidèle et pure, respectée autant qu’adorée, ton ami, ton amant t’appelle à son secours ! Viens, viens, déploie tous tes charmes, enivre-moi, environne-moi de tous tes prestiges, sois touchante, fière, simple, parée, riche, belle ! Viens, viens, je m’abandonne à toi». La musique suffira-t-elle pourtant à libérer le musicien des obsessions qui assaillent son esprit ? Ce n’est pas si sûr : « Après un instant de silence, l’orchestre idéal fait entendre derrière la toile l’idée fixe de la Symphonie fantastique. Lélio s’arrête, comme frappé au cœur d’un coup douloureux, écoute, et dit : “Encore ! Encore, et pour toujours !…” ».

STRUCTURE DE L’ÉPISODE DE LA VIE D’UN ARTISTE

SYMPHONIE FANTASTIQUE – Programme rédigé par Berlioz pour l’édition de 1832

Premier mouvement : Rêveries – Passions
L’auteur suppose qu’un jeune musicien, affecté de cette maladie morale qu’un écrivain célèbre appelle le vague des passions, voit pour la première fois une femme qui réunit tous les charmes de l’être idéal que rêvait son imagination, et en devient éperdument épris. Par une singulière bizarrerie, l’image chérie ne se présente jamais à l’esprit de l’artiste que liée à une pensée musicale, dans laquelle il trouve un certain caractère passionné, mais noble et timide comme celui qu’il prête à l’être aimé.
Ce reflet mélodique avec son modèle le poursuivent sans cesse comme une double idée fixe. Telle est la raison de l’apparition constante, dans tous les morceaux de la symphonie, de la mélodie qui commence le premier allegro. Le passage de cet état de rêverie mélancolique, interrompue par quelques accès de joie sans sujet, à celui d’une passion délirante, avec ses mouvements de fureur, de jalousie, ses retours de tendresse, ses larmes, etc., est le sujet du premier morceau.

Deuxième partie : Un bal
L’artiste est placé dans les circonstances de la vie les plus diverses, au milieu du tumulte d’une fête, dans la paisible contemplation des beautés de la nature ; mais partout, à la ville, aux champs, l’image chérie vient se présenter à lui et jeter le trouble dans son âme.

Troisième partie : Scène aux champs
Se trouvant un soir à la campagne, il entend au loin deux pâtres qui dialoguent un Ranz des vaches ; ce duo pastoral, le lieu de la scène, le léger bruissement des arbres doucement agités par le vent, quelques motifs d’espérance qu’il a conçus depuis peu, tout concourt à rendre à son cœur un calme inaccoutumé et à donner à ses idées une couleur plus riante. Il réfléchit sur son isolement; il espère n’être bientôt plus seul… Mais si elle le trompait !… Ce mélange d’espoir et de crainte, ces idées de bonheur troublées par quelques noirs pressentiments, forment le sujet de l’adagio. À la fin, l’un des pâtres reprend le Ranz des vaches ; l’autre ne répond plus… Bruit éloigné de tonnerre… Solitude… Silence…

Quatrième partie : Marche au supplice
Ayant acquis la certitude que non seulement celle qu’il adore ne répond pas à son amour, mais qu’elle est incapable de le comprendre, et que, de plus, elle en est indigne, l’artiste s’empoisonne avec de l’opium. La dose du narcotique, trop faible pour lui donner la mort, le plonge dans un sommeil accompagné des plus horribles visions. Il rêve qu’il a tué celle qu’il aimait, qu’il est condamné, conduit au supplice, et qu’il assiste à sa propre exécution. Le cortège s’avance aux sons d’une marche tantôt sombre et farouche, tantôt brillante et solennelle, dans laquelle un bruit sourd de pas graves succède sans transition aux éclats les plus bruyants. À la fin de la marche, les quatre premières mesures de l’idée fixe réapparaissent comme une dernière pensée d’amour interrompue par le coup fatal. On entend alors quatre notes descendantes représentant la tête du condamné qui roule.

Cinquième partie : Songe d’une nuit du Sabbat
Il se voit au sabbat, au milieu d’une troupe affreuse d’ombres, de sorciers, de monstres de toute espèce, réunis pour ses funérailles. Bruits étranges, gémissements, éclats de rire, cris lointains auxquels d’autres cris semblent répondre. La mélodie aimée reparaît encore, mais elle a perdu son caractère de noblesse et de timidité ; ce n’est plus qu’un air de danse ignoble, trivial et grotesque : c’est elle qui vient au sabbat… Rugissement de joie à son arrivée… Elle se mêle à l’orgie diabolique… Glas funèbre, parodie burlesque du Dies iræ, ronde du Sabbat. La ronde du Sabbat et le Dies iræ ensemble.

LÉLIO OU LE RETOUR À LA VIE

  1. Le pêcheur. Ballade– Sur une traduction de la ballade de Goethe Der Fischer. (Ténor et piano).
  2. Chœur d’ombres
  3. Chanson de brigands (chœur et baryton)
  4. Chant de bonheur (ténor et harpe)
  5. La harpe éolienne (cordes et clarinette)
  6. Fantaisie sur La Tempête de Shakespeare (orchestre, chœur et piano)

LA PARTITION

© Gallica / BnF

Œuvre hybride s’il en est, l’Épisode de la vie d’un artiste sollicite dans ses différentes parties plusieurs compositions antérieures, adaptées et intégrées à ce nouvel opus – sans toujours parvenir à donner à l’ensemble une parfaite cohérence… Ainsi la Symphonie fantastique présente-t-elle des réminiscences de la cantate Herminie (thème de l’idée fixe) ou de l’opéra inachevé Les Francs-Juges (la marche au supplice) ; et on entend, dans Lélio, des échos de Cléopâtre (le « Chœur d’ombres » reprend le célèbre « Grands Pharaons, nobles lagides » de la cantate de 1829) ou de La Mort d’Orphée (le « Chant de bonheur », « La harpe éolienne »). Pourtant, en dépit (ou en raison ?) de son étrangeté, l’œuvre fascine : sans modèles ni véritable postérité, elle offre l’exemple étonnant et pour tout dire unique d’une fusion, en un ensemble dramatique profondément original, de pages symphoniques, chœurs, pièces vocales pour solistes et monologues déclamés – 

un ensemble auquel Berlioz donna le nom de « mélologue », puis de « monodrame lyrique », certes dépourvu de véritable progression mais offrant la peinture pleine de ferveur et de sincérité des affres endurées par un musicien fougueux, enthousiaste, ardent, excessif, passionnément amoureux – de sa bien-aimée et de son art.

NOTRE SÉLECTION POUR ÉCOUTER L’ŒUVRE

André Charpak, Joachim Kerol, Gabriel Bacquier. Chorus & Orchestra Of The New Paris Symphony Association, dir. René Leibowitz. Vox Lyrichord (1953).

Jean-Louis Barrault, John Mitchinson, John Shirley-Quirk. London Symphony Orchestra & Chorus, dir. Pierre Boulez. CBS (1967) / Sony (2019).

Jean Topart, Charles Burles, Jean Van Gorp, Nicolai Gedda. Chœur et Orchestre National de la Radiodiffusion Française, dir. Jean Maartinon. EMI (1973-1974).

(Pas de narrateur), José Carreras, Thomas Allen. John Alldis Choir, London Symphony Orchestra, dir. Colin Davis. Philips (1982).

Daniel Mesguich, Keith Lewis, Walter Grönoos. Vokalensemble Freiburg, Frankfurt Radio Symphony Orchestra, dir. Eliahu Inbal. Denon (1987).

Lambert Wilson, Richard Clement, Gordon Gietz Philippe Rouillon. Chœur et Orchestre Symphonique de Montréal, dir. Charles Dutoit. Decca (1996).

Gérard Depardieu, Mario Zeffiri, Kyle Ketelsen. Chicago Symphony Chorus & Orchestra, dir. Riccardo Muti. CSO-Resound (2015).

Jean-Philippe Lafont, Cyrille Dubois, Florian Sempey. Wiener Singverein, Wiener Symphoniker, dir. Philippe Jordan. Sony (2019).