HOMMAGE À SAINT-SAËNS (1/3) – Il y a 100 disparaissait Saint-Saëns, compositeur prolixe et voyageur aimanté par l’héliotropisme

Charles Kotra, Camille Saint-Saëns, sculpture charge (© Musée Carnavalet)

En 2021, les célébrations du centenaire de Camille Saint-Saëns (1835 – 1921) sont à la hauteur de sa renommée mondiale. Concerts symphoniques, cantates, Requiem, musique de chambre, récital de mélodies ont envahi les salles de concert, sans omettre sa discographie richement renouvelée ou encore les colloques de Paris (Saint-Saëns d’un siècle à l’autre, octobre 2021) et de Dortmund (Saint-Saëns : passé et avenir, juin 2022).

Les voyages de Camille et l’Algérie du temps de la colonisation

Dès que Saint-Saëns a acquis son autonomie économique et artistique (1877), les voyages deviennent peu à peu une passion dévorante, d’autant que le décès précoce de ses deux enfants (1878) le conduit à fuir Paris. Après avoir sillonné l’Europe et l’Asie comme soliste pianiste ou organiste, compositeur invité ou bien chef d’orchestre de ses œuvres, le globe-trotter parcourt une multitude de pays à l’ère des paquebots. Il séjourne aux îles Canaries (1890 ; 1894 ; 1898), à Ceylan (1891), en Indochine (1895), sur le Nil avec l’orientaliste Georges Clairin (1896) ou profite de séjours à Naples pour enquêter sur l’instrumentarium antique (fouilles de Pompéi). Il assure une tournée triomphale en Argentine (1899), puis en Amérique du Sud (1904), de Buenos-Aires jusqu’à Rio de Janeiro, et donne une série de récitals à New York, Philadelphie, Chicago, Washington à l’automne 1906 (bien qu’atteint de la diphtérie). Comme quantité d’artistes perméables à l’orientalisme, les contrées lointaines travaillent également son imaginaire. Orient-Occident, pièce pour harmonies (vents et percussion), en témoigne, pièce qui fut conçue pour les manifestations  d’ouverture de l’isthme de Suez.

Un embarcadère à Ceylan, photo acquise par Saint-Saëns en 1891 (Musée de Dieppe)
F. Salvator-Daniel, La Musique arabe, Alger, Bastide éditeur, 1863

En outre, Camille est aussi un patient tuberculeux dont les pathologies nécessitent un climat tempéré, d’où sa recherche d’héliotropisme au Maghreb ou aux Canaries. À compter de 1873, il hiverne volontiers en Algérie (annexée par la France depuis 1830). Avant lui, d’autres artistes français y ont renouvelé leur inspiration au contact de la riche civilisation du Maghreb : les peintres Eugène Delacroix (1832) et Fromentin, les écrivains Théophile Gautier et Gérard de Nerval (1846) avant Alexandre Dumas, les frères Goncourt, puis Gustave Flaubert mûrissant sa future Salammbô. Les seuls compositeurs français qui l’ont ici précédé sont Félicien David en Egypte (Le Désert et son chant de muezzin) et Francisco Salvador-Daniel à Alger, authentique passeur de la Musique arabe (1863) vers le pays colonisateur.

Un an après le séjour algérien d’Alphonse Daudet, Camille débarque à Alger (1873), séduit par la lumière, le climat et … l’éloignement des mondanités parisiennes. Les réseaux du colonialisme maintiennent les liens avec l’actualité culturelle : la presse spécialisée qu’il reçoit et les saisons du Théâtre d’Alger (fondé en 1853) le relient à la métropole, sans omettre la correspondance entretenue avec ses pairs. Au fil de plusieurs hivers algériens, Saint-Saëns compose en 1873-74 le 3e acte de Samson et Dalila dont la Bacchanale serait inspirée d’un air arabo-andalou capté dans un café maure selon la légende … Écoutons la Bacchanale, interprétée par l’Orchestre de l’Académie de Paris.

https://www.youtube.com/watch?v=4XkhEm8qbNU

Bien que composée en métropole, la Suite algérienne (1880) évoque des impressions vécues, telle la Rhapsodie mauresque (2e mt) ou à Blidah (4e mt) :  « Sous les palmiers de l’oasis, dans la nuit parfumée, on entend au loin un chant amoureux et le refrain caressant d’une flûte. »

C. Saint-Saëns, Suite algérienne, édition A. Durand

En 1883, un long séjour de convalescence (après la création parisienne d’Henry VIII) lui permet de composer les premiers actes d’Ascanio. Au printemps 1891, lors de son escale au Caire, il compose sa fantaisie pour piano intitulée Africa (op. 89), avant d’orchestrer ses Mélodies persanes (écrites en 1870) entre Tunis et Alger : écoutons La Solitaire (Mélodies persanes) par Chloé Briot (soprano) et Jeff Cohen (piano) 

https://www.youtube.com/watch?v=zPwZLPn0JUY

Cependant, son hiver algérois le plus long et le plus fructueux (1891-92) voit émerger quantité d’œuvres conçues dans la belle villa mauresque louée à la Pointe-Pescade. Notamment, il puiserait l’inspiration de son 8e opéra, Phryné, dans sa fréquentation du Jardin d’Essai aux essences variées : « Parti d’un lieu élevé, ce parc de féerie descend en pente douce jusqu’à une petite plage discrète, ombragée de dattiers, où la mer vient mourir amoureusement : j’y suis venu naguère écouter son murmure, pour le reproduire dans l’accompagnement de l’air de Phryné. » En 1896, c’est au Caire qu’il compose le Concerto n° 5 pour piano et orchestre, surnommé « L’Égyptien » (mélodie égyptienne incluse dans le 2e mouvement), après avoir visité les sites de Louqsor et Karnak et descendu le Nil vers Assouan et Thèbes en compagnie de son ami, le peintre Georges Clairin.

Georges Clairin, Vue présumée d’Abydos (Egypte)

En 1901, il opte pour la ville algérienne de Bône (antique cité d’Hippone) afin de s’isoler pour terminer Les Barbares. Dans cet opéra, dont le livret de Gheusi et Sardou évoque l’affrontement entre gallo-romains et teutons, la bataille mise en scène renvoie justement à celle d’Hippone. Puis, la gestation de Parysatis, tragédie se déroulant dans la Perse antique, tire bénéfice de sa fréquentation des cafés d’Alexandrie : il y aurait déniché la vocalise persane du Rossignol amoureux de la rose : écoute avec Nathalie Dessay, Berliner Orchester, M. Schoenwandt dir.

https://www.youtube.com/watch?v=WGpmo4k5pHc

Avant et après la Grande Guerre, ses derniers séjours algériens sont placés sous les auspices des honneurs dans le cadre colonialiste : le boulevard Bon-accueil est rebaptisé « Boulevard Saint-Saëns » au cœur d’Alger. En 1911-12, après l’ouverture de la Villa Abd-el-Tif (équivalent de la Villa Médicis de Rome), le festival Saint-Saëns au Théâtre d’Alger propose Samson et Dalila ; Henri VIII ; Phryné  en sus de son ballet Javotte. En 1919, après l’armistice, l’artiste est accueilli dès sa descente du paquebot aux accents de la « Marche militaire française », final de sa Suite algérienne. C’est au cours de son 19e séjour au Maghreb, en décembre 1921, que le compositeur octogénaire s’éteint le 16 décembre 1921, après une partie de dominos dans l’hôtel de l’Oasis. Après les funérailles dans la cathédrale d’Alger, les obsèques nationales se déroulent à l’église de la Madeleine (Paris) où Saint-Saëns tint les orgues.

Boulevard Saint-Saëns d’Alger (carte postale)

Par sa longévité, ses voyages et son œuvre multiple, Saint-Saëns incarne une mémoire française, celle qui  traverse les régimes jusqu’à la IIIe République, celle de l’espace national et colonial. Mais également une mémoire internationale de la culture, celle des nouveaux réseaux de circulation et de diffusion au tournant de 1900. Notre prochain feuilleton sur Première Loge placera les projecteurs sur l’œuvre lyrique de Saint-Saëns.

À suivre…

Pour aller plus loin…

  • Saint-Saëns, concert de l’Orchestre national de France, dir. Cristian Mācelaru : 16 décembre 2021 à 20 h, retransmis sur France Musique.
  • « Saint-Saëns l’insaisissable», documentaire réalisé par David Unger, diffusé sur ARTE le 12 décembre à 23h50, disponible en replay sur arte.tv à partir du 05/12/2021 et jusqu’au 09/02/2022    
  • « Collection Saint-Saëns» au Musée de Dieppe.
  • Exposition Camille Saint-Saëns : Paris Dieppe Alger au Musée de Dieppe
  • Exposition Hommage à Saint-Saëns et à Déodat de Séverac, Musées et Théâtre de Béziers.