CD – Tenebris d’Alexandre de Villeneuve. Un passionnant programme d’un compositeur sorti des ténèbres

Dagmar Šašková
Ensemble Vedado : Damien Pouvreau (théorbe), Laurent Stewart (orgue et clavecin), dir. Ronald Martin Alonso
Tenebris
Leçons de Ténèbres du troisième jour d’Alexandre de Villeneuve 1677-1756), couplées avec ses Conversations en manière de sonates et le Processionnal pour l’Abbaye Royale de Chelles de Jean-Baptiste Moreau (1677-1745)
Paraty, 1 CD, durée 59’40, enregistré du 11 au 14 décembre 2023 à l’église luthérienne Saint-Pierre à Paris.
Ce disque sort de l’oubli un compositeur à cheval entre le Grand Siècle et le siècle des Lumières, contemporain de Couperin, mort quand naquit Mozart, mais dont la biographie est quelque peu lacunaire. Alexandre de Villeneuve, né à Hyères en 1677 et mort à Paris en 1756, fut maître de chapelle à la cathédrale d’Arles, poste jadis occupé par André Campra. Et on ressent en effet une filiation avec ce dernier dans la musique de Villeneuve, tout empreinte d’italianité. À Paris, il occupe le poste de Maître de Musique des Jésuites de la rue Saint-Jacques où officiait Rameau en tant qu’organiste. C’est à la Bibliothèque Nationale que le violiste franco-cubain Ronaldo Martin Alonso, directeur et fondateur de l’Ensemble Velado, a exhumé ces Leçons de Ténèbres, inclut dans l’important recueil du Livre de musique d’Église, publié en 1719, qui contient, outre six motets, neuf Leçons de Ténèbres, ainsi que le Miserere, également proposé dans cet enregistrement. Celui-ci est un véritable enchantement. D’une austérité réjouissante, d’une rigueur alliciante et roborative, les pièces qui composent ce merveilleux programme sont ciselées avec un art consommé de la rhétorique musicale : elles touchent au plus profond du cœur tout en élaborant un discours éloquent qui permet à la parole, magnifiée par l’accompagnement musical, de révéler ce qui fait son essence même : son double pouvoir de conviction et de persuasion. C’est particulièrement flagrant dans les insertions judicieuses des Conversations en sonates du même Villeneuve, ainsi que des Répons de Jean-Baptiste Moreau – que l’on connaît surtout pour sa musique de scène des tragédies sacrées Esther et Athalie de Racine – qui restitue avec une intelligence rare du texte le rythme de la musique en suivant les indications du compositeur lui-même – de ce point de vue la Première leçon (plage 4), est un modèle du genre –, avec la complicité toujours juste de Damien Pouvreau au théorbe et de Laurent Stewart à l’orgue et au clavecin.
On sait en outre l’extrême porosité qui existe entre le sacré et le profane à l’époque baroque. Elle éclate ici à chaque page interprétée comme une pièce dramatique. Les morceaux, tous splendides, du Miserere, bouleversent et captivent, grâce à l’incarnation méritoire de Dagmar Šašková, impeccable « oratrice » d’un discours musical toujours éloquent derrière lequel elle s’efface pour laisser parler la parole porteuse d’affects. Qu’il suffise d’écouter, pour s’en convaincre, les mélismes dansants de « Asperges me hyssopo » ou du « Domine labia mea », le noble style déclamatoire du « Quoniam si voluisses », ou encore l’énergie irrésistible qui se dégage de l’ultime pièce, « Tunc acceptabis sacrificium justitiae », d’une beauté envoûtante, qui fait regretter qu’un tel programme s’arrête en si beau chemin. Une découverte majeure dont on espère impatiemment une suite.