CD – Michael Spyres : In the Shadows… Dans l’ombre de Wagner ?

Les artistes

Michael Spyres, ténor
Julien Henric, Ténor

Jeune Choeur de Paris
Les Talens lyriques, dir. Christophe Rousset

Le programme

In the shadows

Airs et scènes extraitsde Joseph (Méhul, Fidelio (Beethoven), Elisabetta (Rossini), Il crociato in Egitto (Meyerbeer), Der Freischütz (Weber), La Muette de Portici (Auber), Agnes von Hohenstaufen (Spontini), Norma (Bellini), Hans Heilling (Marschner), Die Feen, Rienzi, Lohengrin (Wagner).

1 CD Erato, 84:49′, 2024.

Pour la rareté de certaines pièces ici abordées, l’intelligence de la démarche, l’audace et les remarquables qualités vocales constatées… Appassionato, assurément ! 

In the shadows… C’est le titre du dernier album de Michael Spyres, comportant des pages de compositeurs aussi variés que Rossini, Méhul, Beethoven ou Marschner. Pourtant, ne nous y trompons pas : la raison d’être de ce CD est bien Wagner, dont le nom figure en lettres rouges sur la couverture – et qui constitue également le litre du texte de la notice rédigée par Michael Syres lui-même. Faut-il alors comprendre qu’il s’agit ici d’un album rendant hommage aux musiciens qui se situeraient « dans l’ombre de Wagner » ? Entendons : qui ont d’une certaine manière préparé l’avènement du maître de Bayreuth ?

La lecture de la notice nous éclaire : le célèbre ténor se propose effectivement de faire entendre des extraits d’œuvres de musiciens ayant selon lui, de près ou de loin, pu inspirer la création wagnérienne.
De près : l’influence de Spontini, Weber ou Marschner sur Wagner a été établie depuis longtemps, et a même parfois été reconnue par le compositeur lui-même.
De (plus) loin : Bellini sans doute, en dépit de l’immense admiration de Wagner pour Norma, œuvre qu’il dirigea – et pour laquelle il composa même un air supplémentaire, destiné à Oroveso ; mais aussi Méhul Rossini, Auber… L’on peut être plus ou moins convaincu du bien-fondé de ces influences, mais la démarche ici proposée a clairement le mérite de rappeler que rien ne surgit ex nihilo, et qu’on ne naît jamais de rien ni de personne, fût-on Wagner soi-même, très appliqué comme on sait à faire croire en une originalité absolue et sans véritable ascendance de son génie. Par ailleurs, au-delà de certaines possibles filiations entre Wagner et tel ou tel de ses prédécesseurs, certaines formes, certaines esthétiques, certains compositeurs ont également permis au maître de Bayreuth de se forger une identité propre en creux, c’est-à-dire en incarnant clairement tout ce que lui-même ne voulait pas être.

https://www.youtube.com/watch?v=r9IfLE3OvMk

Wagner – Norma il predisse, o Druidi (Daniel Mobbs, août 2009)

Autre intérêt majeur de ce disque : Michael Spyres lui-même, qui livre ici une nouvelle preuve de l’incroyable malléabilité de sa voix, et de sa faculté étonnante à faire siens les styles les plus divers. Peut-on être tout à la fois un ténor baroque, un ténor mozartien, un baryténor, un ténor belcantiste, un ténor léger d’opéra-comique, un ténor lyrique, voire un Heldentenor ?… Michael Spyres s’applique ici, quoi qu’il en soit, à nous apporter une nouvelle preuve de la versatilité de son talent, avec des résultats extrêmement convaincants. Dans un français toujours aussi châtié (dommage cependant que personne ne lui ait fait corriger une minime erreur de prononciation sur un « e caduc » dans le Joseph de Méhul : « dans une pure ivresse »), il délivre des interprétations éblouissantes de Joseph et Masaniello (La Muette de Portici) ; mais son allemand ou son italien sont tout autant clairs et limpides, et lui permettent de se glisser avec naturel dans des esthétiques et des langages très variés.

Si l’on connaît bien son Masaniello ou son Florestan (il a chanté récemment La Muette de Portici et Fidelio à l’Opéra Comique), on est très heureux d’entendre le ténor dans des œuvres qu’il fréquente beaucoup moins, voire qu’il aborde ici pour la première fois. Son Leicester (Elisabetta, regina d’Inghilterra) stupéfie par sa facilité : l’air, pourtant est redoutable, avec des sauts de tessiture meurtriers et une palette expressive on ne peut plus variée, passant de la morbidezza exprimant le sommeil gagnant le héros à la violence et la révolte de la cabalette. Pollione (Norma) est impeccable de style, de tenue, de fougue ; Florestan (Fidelio) est sans doute mieux servi par ce type de voix que par des ténors plus lourds qui ne peuvent que trébucher et s’empêtrer dans les difficiles aigus de  « Der führt mich zur Freiheit ins himmlische Reich ». Le programme, enfin, permet d’entendre de belles raretés, avec des interprétations parfaitement maîtrisées de Heinrich (Agnes von Hohenstaufen) ou Konrad (Hans Heilling) – ces deux dernières œuvres étant peu familières même aux mélomanes avertis.

Wagner est quant à lui représenté par trois opéras : deux « de jeunesse » (Les Fées et Rienzi), et un plus tardif : Lohengrin, avec « Mein  lieber Schwan », le ténor ayant déjà  gravé « In fernem Land » dans sa version française dans son CD Baritenor. On est bien sûr habitué à entendre des voix d’une tout autre densité dans ce type de répertoire – et l’on pourrait même émettre des doutes sur la possibilité, pour le ténor, de chanter un Wagner intégral sur scène… si un tout récent Lohengrin (à Strasbourg) n’en avait apporté la preuve ! C’est que, même si le matériau vocal apparaît moins dense que chez tel ou tel Heldentenor, la projection en est très efficace, avec une puissance tout à fait suffisante pour le Chevalier au cygne – et sans doute également Siegmund, que Spyres abordera l’été prochain à Bayreuth. Quant aux graves requis par le rôle, on sait, depuis le fameux Baritenor, que Spyres dispose d’une zone de confort très appréciable dans le registre grave de sa voix. En fonction de ses goûts, de sa sensibilité, de ses habitudes d’écoute, des références que l’on a en l’oreille, on estimera que le ténor occupe une place plus ou moins légitime dans le cercle des chanteurs wagnériens ; mais on ne peut qu’apprécier le raffinement quasi belcantiste qu’il apporte à ces pages, changeant agréablement de certains interprètes principalement – voire exclusivement – soucieux d’aigus et de puissance.

Les Talens lyriques, sous la baguette de leur chef Christophe Rousset, apportent au chanteur un soutien de grande qualité, avec une transparence et une luminosité que l’on ne rencontre pas toujours dans ce répertoire plus tardif qui leur est pour le moins peu familier – mais aussi un dramatisme, une nervosité particulièrement bienvenus dans le répertoire belcantiste (l’Elisabetta de Rossini, notamment).

Reste maintenant à savoir si ces nouveaux rôles abordés par Michael Spyres annoncent un changement progressif de répertoire, ou si le ténor souhaite – et parviendra ! – à préserver l’étonnant éclectisme dont il fait preuve dans ce CD… Quoi qu’il en soit, pour la rareté de certaines pièces ici abordées, l’intelligence de la démarche, l’audace et les remarquables qualités vocales constatées… Appassionato, assurément ! 

https://www.youtube.com/watch?v=c-vbs8J89VA