CD – Chostakovitch, Symphonie n° 14
REQUIEM LAÏC – Deux voix d’exception entrent dans la danse macabre de Chostakovitch

Les artistes

Asmik Grigorian (soprano)
Matthias Goerne (baryton)

Orchestre Philharmonique de Radio France, dir. Mikko Franck

Le programme

Dmitri Chostakovitch (1906-1975)

Symphonie n°14 en sol mineur, op.134
5 Fragments pour orchestre, op.42

1 CD Alpha, 2024 (64’47’’) – Enregistrement : juin 2021, août 2022, Auditorium de Radio France

Mikko Franck et l’Orchestre Philharmonique de Radio offrent, avec la complicité de deux chanteurs d’exception,  une alternative majeure à la version de la Quatorzième gravée pour le même label par Teodor Currentzis et Musicaeterna.

Dans le riche corpus symphonique de Chostakovitch, mêlant comme chez Mahler compositions vocales, chorales et purement instrumentales, la Quatorzième (1969) est la seule à faire appel à deux voix, des deux sexes. Un baryton et une soprano se partagent en effet les onze mouvements de cet opus, dont les modèles doivent se chercher, selon l’aveu même du compositeur, du côté du Chant de la Terre de Mahler, pour la structure, et des Chants et Danses de la Mort de Moussorgski, pour la thématique. Mais le dédicataire de l’œuvre apporte un autre éclairage à ce pénultième opus symphonique : Benjamin Britten, dont l’amitié avec Chostakovitch est amplement documentée. Le compositeur russe était particulièrement admiratif de son War Requiem créé sept ans auparavant, mêlant textes de la liturgie catholique et textes profanes, farouchement antimilitaristes, du poète anglais Wilfred Owen. Le choix de poèmes européens – l’Espagnol Federico Garcia Lorca, le Français Guillaume Apollinaire, le Russe Wilhelm Küchelbecker et l’Allemand Rainer Maria Rilke – hantés par la mort et la solitude entre en résonance avec la démarche de Britten (qui poussait l’œcuménisme jusqu’à demander que ses solistes vocaux soient de trois nationalités : russe, allemande, anglaise). Mais, par son propos résolument désespéré, Chostakovitch prend le contrepied du message humaniste de Britten : chez celui-ci, la tragédie de la guerre unit dans la même fraternité les ennemis qui se croisent au détour d’une tranchée ; chez celui-là, l’homme est condamné à une souffrance et une solitude existentielles, et s’il croit habiter la vie, il ne réside en réalité qu’au sein de la mort à « la bouche riante » (dernier mouvement, sur un poème de Rilke). En somme, on est ici moins dans un Requiem pour le repos des morts que dans une Messe funèbre pour le tourment des vivants.

Afin de ne pas suffoquer l’auditeur sous les tombereaux de son pessimisme sans remède, Chostakovitch opère des choix dramatiques judicieux : tempi contrastés (sept mouvements lents sur onze, on est loin des six Adagio enchaînés de l’ultime quatuor à cordes), jeux d’alternance des voix (en solo, en duo voire en dialogue) et modalités de chant (même si le parlando se taille la part du lion), mouvements brefs ou développés comme des arias opératiques, écriture orchestrale chambriste (cordes seules) rehaussée de percussions volubiles… Chaque épisode de ce cycle vocal est inattendu, saisissant, stimulant.

Stimulantes, d’abord et avant tout, les prestations d’Asmik Grigorian et Matthias Goerne, acclamés dans cette œuvre par le public parisien le 13 juin 2021 (le livret ne précise pas si cette Quatorzième est la captation live du concert, mais aucun bruit de salle n’est perceptible). Avec la même ferveur qu’elle met à défendre au théâtre Tchaïkovski et en récital Rachmaninov, la soprano lituanienne donne à entendre à chaque intervention un lyrisme allégé de tout pathos, et une intelligence du texte saisissante (la façon dont, décrivant « l’intérieur d’un fruit qui se corrompt à l’air » dans l’avant-dernier poème de Rilke, sa voix s’étiole jusqu’à se dissoudre dans le pianissimo des cordes). Grand diseur de textes, le baryton allemand quant à lui séduit par sa versatilité, qu’il incarne un évêque troublé par le belle Loreley, un furieux cosaque zaporogue rugissant des insanités au sultan de Constantinople ou méditant avec le poète Delvig sur les vertus de l’immortalité par l’Art.

Troisième acteur de cette réussite discographique majeure, le Philharmonique de Radio France emmené par son chostakovien directeur musical (les Première, Cinquième et Treizième symphonies de Mikko Franck à la tête du Philhar étaient déjà enthousiasmantes) offre une alternative majeure à la version de la Quatorzième gravée pour le même label par Teodor Currentzis et Musicaeterna. L’écriture dodécaphonique qui irrigue cette heure de musique y sonne avec un onirisme, un « fondu » séduisants. Les musiciens de la phalange parisienne s’y révèlent aussi à l’aise dans les passages grinçants ou burlesques que dans les épisodes plus poétiques ou énigmatiques – on songe au long intermède fugué que brodent les pizzicati et les wood-blocks du septième mouvement, « À la Santé ». Et lorsque survient l’incroyable mouvement conclusif, véritable haïku bruitiste porté par les voix somnambuliques de Grigorian et Goerne, on ne peut être qu’impressionné par la façon dont Franck conduit son orchestre vers le fortissimo.

Proposés en compléments, les rares Fragments de jeunesse, cinq miniatures pour grand orchestre où se distingue un Largo d’un statisme intense, confirment cette familiarité avec l’idiome chostakovien.

On attend désormais avec impatience la Symphonie n°13 annoncée par Alpha Classics, écho (live ?) du concert donné en janvier 2021 par Goerne, Franck et le Philharmonique de Radio France.