Le téléphone pleure : Frédéric Chaslin et Julie Cherrier-Hoffmann signent une nouvelle version de La Voix humaine de Francis Poulenc

Les artistes

Soprano :   Julie Cherrier-Hoffmann
Orchestra del Teatro La Fenice di Venezia, dir.   Frédéric Chaslin

Le programme

Les chemins de l’amour FP106 orchestration Frédéric Chaslin

 La Voix humaine FP171
Tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc, livret de Jean Cocteau, créée salle Favart à Paris le 6 février 1959.

Fiançailles pour rire FP101 orchestration Frédéric Chaslin
La dame d’André
Dans l’herbe
Il vole
Mon cadavre est doux comme un gant
Violon
Fleurs

Enregistrement au Teatro La Fenice, Venise, du 12 au 16 juillet 2022
Un CD, Aparté

Les amateurs de Francis Poulenc chérissent l’enregistrement de La Voix humaine réalisé en 1959 sous la baguette de Georges Prêtre par sa créatrice, Denise Duval. Depuis, rares sont les cantatrices à s’être isolées en studio pour proposer une nouvelle interprétation de ce monologue téléphonique. Après Jane Rhodes, Françoise Pollet, Felicity Lott et Véronique Gens, c’est au tour de Julie Cherrier-Hoffmann de faire siens les mots de Jean Cocteau et de déposer sa voix sur la musique de Poulenc dirigée par Frédéric Chaslin.

Téléphone-moi, appelle-moi et dis-moi que tu m’aimes

L’usage immodéré que nous faisons (presque) tous de nos smartphones rend difficile l’appréhension d’un monde où la communication à distance entre les êtres passait par la correspondance au point qu’on peut légitimement se demander si nous connaîtrions jusqu’à l’existence de la marquise de Sévigné si elle avait eu le téléphone ! Une chose demeure cependant certaine : c’est que la mise au point du procédé téléphonique par Alexander Graham Bell dans le dernier tiers du XIXe siècle a révolutionné les communications, et le téléphone s’est immédiatement introduit dans les formes d’expression artistique les plus diverses.

Journaliste encore inconnu du grand public, Marcel Proust est un des premiers à consacrer l’une de ses chroniques publiées dans Le Figaro au travail des demoiselles du téléphone, « vierges vigilantes par qui les visages des absents surgissent près de nous », qu’il reprend presque littéralement dans Le Côté de Guermantes à propos de la conversation téléphonique du narrateur avec sa grand-mère. Quelques années plus tard, Paul Delvaux peint un tableau intitulé Les Demoiselles du téléphone tandis qu’en 1936 le Lobster telephone nait de l’imagination délirante de Salvador Dali. Plus près de nous, la chanson populaire s’en est elle-aussi emparée : Le téléphone pleure de Claude François, Téléphone-moi de Nicole Croisille, Gaston y’a le téléphon qui son de Nino Ferrer ou Mon cœur, mon amour d’Anaïs Croze disent mieux que des études universitaires sociologiques la place qu’a désormais pris le téléphone dans la carte du tendre contemporaine.

Lorsque Jean Cocteau écrit le texte de La Voix humaine entre les deux guerres, il met incontestablement ses pas dans ceux de Sacha Guitry qui, dans sa pièce à succès Faisons-un rêve, avait déjà réussi en 1916 le tour de force d’en réduire le deuxième acte à un long monologue téléphonique d’une demi-heure. Trente ans plus tard, Francis Poulenc s’empare de ce texte et compose une tragédie de 45 minutes durant lesquelles une femme délaissée tente d’obtenir des explications de son amant difficilement joignable au téléphone.

L’élégante pochette du CD que Julie Cherrier-Hoffmann et Frédéric Chaslin signent cet automne sous le label Aparté annonce d’emblée l’issue fatale de ce long soliloque et l’impasse sentimentale dans laquelle se trouve la Voix : photographiée en sépia par la talentueuse Lou Sarda, silhouette fantomatique guettant derrière un vitrage embué le retour de l’amant perdu, la chanteuse incarne déjà son personnage avant même qu’on ait inséré le disque dans le lecteur.

Comme un prélude au drame qui se joue dans La Voix humaine, le disque s’ouvre sur Les Chemins de l’amour, mélodie que Francis Poulenc a composée pour voix et piano et que quantité d’artistes, tant féminins que masculins, ont désiré inscrire à leur répertoire tellement son atmosphère mélancolique et sa ligne entêtante sont immédiatement flatteuses à l’oreille. Au piano, Frédéric Chaslin substitue ici un accompagnement tout de son cru qui déploie sous la voix de Julie Cherrier un tapis orchestral aux sonorités viennoises dont la légèreté contraste avec les accents désespérés de la chanteuse.

Amour, désir et jalousie

Au cœur du projet artistique de ce disque, La Voix humaine sonne de manière étonnement moderne malgré l’obsolescence d’une grande partie du livret qui évoque un stylographe, un pneumatique et un gramophone, autant d’objets du quotidien que les moins de trente ans ne peuvent pas connaître… Tout le mérite en revient d’abord à l’orchestre de La Fenice et à la direction chirurgicale de Frédéric Chaslin.

Ce n’est pas faire offense aux musiciens de l’institution lyrique vénitienne d’affirmer que le répertoire français en général – et Francis Poulenc en particulier – est moins au cœur de leur culture musicale que le romantisme belcantiste italien. Il se dégage pourtant, à l’audition de cet enregistrement, une rigueur et une élégance toute « française » qui est incontestablement le fruit du travail conjoint réalisé par le chef et l’orchestre autour de la partition de La Voix humaine. Sous la baguette de Frédéric Chaslin, la phalange vénitienne sonne en effet sèche et précise, sans épanchement ni mièvrerie. Si les pupitres des cordes déploient sous la voix de la chanteuse un tapis soyeux comme les foulards dont s’ennuageaient les élégantes des années 1950, le xylophone, les instruments à vent et les cuivres jouent de manière plus incisive les motifs composés par Poulenc pour évoquer la sonnerie aigrelette du téléphone ou pour ponctuer les sautes d’humeur de la Voix.

© D.R.

Dans le rôle de la femme abandonnée, rongée d’angoisse, Julie Cherrier-Hoffmann incarne une Voix étonnamment moderne et sincère dont la présence est encore renforcée par une netteté de prise de son qui nous rend sensible la moindre des respirations de la chanteuse et de l’orchestre. Vocalement, l’écriture de Francis Poulenc n’est pas hérissée de grandes difficultés si l’on excepte les deux notes suraiguës qui ponctuent les mots « folle » et « morte ». 

En revanche, La Voix humaine exige de son unique interprète une rigueur de diction, une précision de rythme et une intelligibilité du texte qui sont autant de qualités cultivées par Julie Cherrier. Pris par la main et guidé par la voix de l’interprète, l’auditeur de cet enregistrement se laisse entrainer sur le chemin d’une longue errance amoureuse qui n’est pas sans rappeler, au cœur d’Un amour de Swann, la manière dont Charles erre tout une nuit à travers Paris, rongé de jalousie, à la recherche de sa maitresse, Odette de Crécy. Familier de Marcel Proust au début des années 1920, Jean Cocteau avait indubitablement ce modèle en tête lorsqu’il a imaginé ce monologue de femme délaissée poursuivant son ancien amant par l’entremise du téléphone.

Pour incarner cette femme à la fois moderne mais entièrement dépendante de la relation toxique dans laquelle elle s’est complaisamment enfermée, Julie Cherrier-Hoffmann sait varier l’intention de son chant jusqu’à brouiller l’image du personnage de la Voix. Est-elle une femme-enfant fragile incapable de survivre à une rupture amoureuse ou bien une vamp qui se plait à tourmenter l’homme prisonnier de ses rets ? Dans le passage « Allo ? J’entends de la musique », la voix jusque-là fragile et implorante se mue en un instrument pinchard au ton inquisiteur, comme si deux femmes cohabitaient dans la Voix. Il faut incontestablement de subtils talents de comédienne pour réussir un portrait aussi nuancé d’un personnage réduit à des bribes de conversation.

Une ligne dans les remerciements du livret qui accompagne le CD donne une dernière clé de compréhension à l’interprétation de La Voix humaine par Julie Cherrier. Tout au long de cet enregistrement, la chanteuse a bénéficié des conseils techniques et artistiques de Sylvie Valayre dont on se souvient qu’elle fut elle aussi une inoubliable interprète de la Voix dans une production où, grimée en Maria Callas, elle dialoguait au téléphone avec Aristote Onassis après leur rupture. En cette année 2023 qui marque le centième anniversaire de la naissance de la Divine, Julie Cherrier avait-elle à l’esprit la vie sentimentale fracassée de Callas au moment de graver La Voix humaine ? C’est en tout cas un exercice particulièrement stimulant que d’écouter ce nouvel enregistrement en songeant aux amours contrariés de Maria et Ari et c’est peu dire que Julie Cherrier rend là un magnifique hommage à une diva dont – sans avoir la vocalité hors-norme – elle a reçu en héritage le souci du mot juste et du naturel de l’intention dramatique.

De manière très originale, le disque se conclut sur les six mélodies des Fiançailles pour rire composées pour voix et piano par Poulenc sur des textes de Louise de Vilmorin. Comme pour Les Chemins de l’amour, Frédéric Chaslin s’est livré à un travail d’orchestration qui fait la part belle à des cordes enveloppantes et à de belles colorations automnales. Interprétées par les musiciens de La Fenice, ces mélodies plutôt confidentielles concluent le projet du disque en ouvrant après La Voix humaine une perspective optimiste : et si après la rupture la Voix s’avérait capable d’aimer à nouveau ? C’est tout le mérite de la voix de Julie Cherrier-Hoffmann de réussir à nous le faire croire.

Délicat comme un bibelot de cristal et passionné comme le destin des grandes amoureuses, cet enregistrement vient donc compléter la discographie de Francis Poulenc en l’enrichissant d’un nouveau portrait de femme. Les amateurs de musique française qui ne le possèdent pas encore seraient inspirés de l’inscrire sur leur liste au Père Noël.

https://www.youtube.com/watch?v=YUv3CDSnxJQ