Réécrire l’histoire sociale et musicale du XIXe siècle en France : le matrimoine de 21 Compositrices

Les artistes

Orchestre National du Capitole de Toulouse (dir. Leo Hussain), Orchestre national de France (dir. Débora Waldman), Orchestre national de Metz Grand Est (dir. David Reiland), Les Siècles (dir. François-Xavier Roth), Victor Julien-Laferrière & Théo Fouchenneret, Cyrille Dubois & Tristan Raës, Ismaël Margain & Quatuor Hanson, Yann Beuron & David Zobel, Aude Extremo & Étienne Manchon, Alexandre Pascal, Héloïse Luzzati & Célia Oneto Bensaid, Anna Egholm & Frank Braley, Roberto Prosseda & Alessandra Ammara, François Dumont, Marie Vermeulin, Nathalia Milstein, Mihály Berecz

Le programme

 Œuvres de Mel Bonis, Nadia et Lili Boulanger, Marthe Bracquemond, Cécile Chaminade, Hedwige Chrétien, M.-F. Damaschino, Jeanne Danglas, Louise Farrenc, Clémence de Grandval, Marthe Grumbach, Augusta Holmès, Madeleine Jaeger, Marie Jaëll, Madeleine Lemariey, Hélène  de Montgeroult, Virginie Morel, Henriette Renié, Charlotte Sohy, Rita Strohl, Pauline Viardot.

Compositrices ! Un raz de marée de découvertes et d’émotions, couvrant tous les genres de musique française (hormis l’opéra) et les courants d’un large XIXe siècle. Le tout interprété par une centaine de meilleurs interprètes : c’est l’ambition assumée de ce riche coffret de 8 cd du label Bru Zane.

Riche coffret : déjà par sa sélection. Si certaines compositrices sont déjà identifiées (au disque ou au concert), l’ensemble discographique bâtit de quoi réécrire l’histoire sociale et musicale du XIXe siècle (voir notre sélection bibliographique). Pourquoi avoir « oublié » ces compositrices alors que la plupart d’entre elles ont précocement fréquenté les meilleurs conservatoires, les professeurs réputés (Reicha, Saint-Saëns, Franck, etc.), ont bataillé pour interpréter leurs propres opus ou se faire jouer, ou encore pour être publiées ? Lorsque les œuvres de Louise Farrenc, d’Augusta Holmès, de Marie Jaël, Charlotte Sohy et des sœurs Boulanger défient le talent sur la crête de la vague, celles de 15 consœurs les accompagnent avec un savoir-faire ou une sensibilité jamais démentis. L’intérêt de cette ambitieuse sélection est de croiser tant l’espace du salon (mélodie, pièces et cycle pianistiques) que celui du concert public : la Société nationale de musique ou les quatre grands Orchestres parisiens (Colonne, Lamoureux, etc.) diffusent ponctuellement leurs quintettes, poèmes symphoniques, mélodies avec orchestre, suite de ballet, etc. En outre, l’astucieuse présentation de chacun des 8 cd est d’entremêler les compositrices, les genres et formations instrumentales, afin de mieux nous surprendre.

Rendre compte de ce foisonnement en un seul article est forcément indigne en rapport à l’effort consenti par les artistes et orchestres (voir l’onglet Interprètes) mobilisés par le label Bru Zane, indispensable acteur de la (re)découverte du patrimoine français. Cependant, Première Loge ne peut s’y soustraire !

Dans l’intimité de la musique de chambre, distinguons le corpus le plus représenté, celui des mélodies. Sur des poèmes jamais édulcorés (notamment de Judith Gautier, Leconte de Lisle), les éclairages tamisés affleurent dans les mélodies de compositrices inconnues (ou presque): Madeleine Lemariey, Clémence de Grandval, Marthe Bracquemond ou Madeleine Jaeger, via les interprètes iconiques du genre, Cyril Dubois & Tristan Raës. La sensualité est déclinée dans certaine des Mélodies sur des poèmes russes de Pauline Viardot, avec la mezzo Aude Extremo, ou dans l’énigmatique Bilitis (poésie de P. Louÿs) de Rita Strohl. Autre corpus, les pièces pour piano dressent un kaléidoscope depuis les fondements de la virtuosité pianofortiste avec la doyenne, Hélène Montgeroult (Sonate op. 5 n° 2), pionnière au Conservatoire de Paris sous l’Empire, jusqu’à l’ambition de construire un cycle – Huit études mélodiques de Virginie Morel (1857), les portraits d’héroïnes de Mel Bonis – ou bien d’affronter le cadre de la Sonate (1910) avec Charlotte Sohy. N’ignorons pas le versant pédagogique : quantité d’élèves pianistes et professeurs seront intrigués par les 6 Pièces romantiques de Cécile Chaminade à quatre mains (Roberto Prosseda & Alessandra Ammara en sont les complices),  ou par l’humoristique Album des Tout-petits de Mel Bonis, sous le toucher nuancé de Nathalia Milstein. Quant aux sonates pour violoncelle et piano, d’Henriette Renié (1896) ou de Mel Bonis (1905), elles se mesurent pour l’une à l’influence brahmsienne, pour l’autre à la flamme romantique sous l’archet de Victor Julien-Laferrière. La compositrice Lili Boulanger opte plutôt pour la souplesse de pièces libres pour violon et piano : Nocturne, Cortège, que l’interprète Anna Agafia déploie avec virtuosité (nous préférons cependant l’interprétation de Sarah Nemtanu et d’Anne de Fornel dans Heures Claires). Si la création de la Grande Fantaisie-Quintette de Rita Strohl fut limitée à un cercle d’amis lorientais en 1886, ici, l’interprétation d’Ismaël Margain (piano) et du Quatuor Hanson restitue l’affranchissement de la compositrice par rapport à ses confrères (les fameux Quintettes de Franck, de Chausson).

Versus symphonique, les styles successifs du premier puis du second romantisme, de la révolution debussyste sont explorés par les compositrices, installées dans leur contemporanéité. Certaines ne deviennent pas pour autant des épigones de leurs confrères reconnus. Louise Farrenc, médiatrice française de l’œuvre beethovénienne au piano, restitue certes cette vigueur dans sa Symphonie en sol mineur (1847) tout en jouant des plans sonores d’une manière idiomatique. Au tournant du siècle, la plasticité de la suite de ballet Callirohé (1887) de C. Chaminade, ou bien les séductions de L’Amour s’éveille (1910) de Jeanne Danglas (découvert dans l’album Nuits de Paris, Bru Zane) vous donneront envie de valser avec les musiciens des Siècles, conduits par F.-X. Roth ! Et quelle envoutante poésie surgit du Concertino de C. Chaminade avec la flûtiste soliste de l’Orchestre national de Metz ! A contrario, la puissance tragique de la Symphonie en ut # m de C. Sohy, un an avant la Grande Guerre, impressionne durablement. De même, l’expressionnisme fascinant de La Sirène, cantate pour le Prix de Rome de Nadia Boulanger (1908), dépasse le cadre formel du genre, magnifié par les interprètes Anaïs Constans (soprano) et François Rougier (ténor). Rappelons que Nadia fut la seconde femme à obtenir le Second prix, avant que Lili remporte le 1er Prix (1913). Assurément Nadia le méritait aussi, l’année où le fils du directeur de l’Opéra de Paris le remporta…

Notre triple coup de cœur cible d’ailleurs des pièces orchestrales :  Ossiane de Marie Jaëll, Le rêve de Cléopâtre de Mel Bonis et Andromède d’Augusta Holmès (ces 2 dernières étant déjà gravées dans l’album Poétesses symphoniques, LDV 103). Si toutes trois partagent le sens de la grande forme et lancent des ponts entre les écoles européennes, chaque compositrice a sa propre griffe. La fébrilité romantique de l’ossianisme habite la première, légende symphonique avec soprano, imprégnée de germanisme. La construction rhapsodique sied à l’influence franckiste de la seconde (Cléopâtre). Quant à la délivrance d’Andromède (1883), plutôt que de signaler le wagnérisme d’Augusta, pourquoi ne pas forger le concept d’Holmisme pour qualifier la puissance visionnaire du poème symphonique français, puissance qui coiffe ceux de Franck, son professeur et de leurs successeurs ? Ajoutons que l’Orchestre national du Capitole (dir. L. Hussain) magnifie l’interprétation de chacune de ces pépites.

Précipitez-vous donc vers cette parution historique, ou bien gagnez le coffret au jeu-concours de France Musique ! Si d’aucuns.es dénoncent la discrimination positive, nous arguons d’une phase légitime pour réparer une longe injustice socioculturelle. Celle que le directeur artistique du Palazzetto Bru Zane nomme « Le salon des Refusées » dans l’excellente plaquette du coffret. Pourquoi ne pas oser le concept de matrimoine afin d’éviter la vision réductrice d’un filon ou d’une école ? Imaginons ensemble la seconde phase qui consiste en la cohabitation ou la parité dans toute programmation de concert.

————————————————–

Pour aller plus loin …

  • Florence Launay, Les compositrices en France au XIXe siècle, Fayard, 2006.
  • Hélène Cao, Augusta Holmès. La nouvelle Orphée, Actes sud/ Palazetto Bru Zane, 2023 (à parapitre).
  • CD Heures claires de Lili et Nadia Boulanger, Harmonia Mundi 90232356-58.