Licht in der Nacht, par la mezzo Coline Dutilleul – Jeux sans frontières

Les artistes

Coline Dutilleul, mezzo-soprano
Kunal Lahiry, piano

Le programme

Licht in der Nacht

Arnold Schoenberg – 4 lieder, Op. 2
Claude Debussy – 3 chansons de Bilitis
Alexander Zemlinsky – Fantasien über Gedichte von Richard Dehmel, Op. 9: No. 1, « Stimme des Abends »
Maurice Ravel – Epigrammes de Clément Marot
Lili Boulanger – 3 morceaux pour piano, No. 1, « D’un vieux jardin »
Alma Mahler – 5 lieder
Lili Boulanger – Reflets ; Clairières dans le ciel : No. 6, « Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve »
Nadia Boulanger – « Un grand sommeil noir »
Alban Berg – 4 Gesange, Op. 2

1 CD Fuga Libera, FUG 810, 63’09. Enregistrement réalisé à Berlin, Studio Ölbergkirche, du 27 au 29 septembre 2021

C’est un bien beau programme qu’a conçu Coline Dutilleul pour le label Fuga Libera. Alors qu’on la connaît peut-être mieux en France dans le répertoire baroque (The Fairy Queen à Tourcoing en février dernier, Orfeo de Monteverdi au dernier festival d’Aix-en-Provence, la mezzo-soprano belge  a choisi un parcours bâti autour de la mélodie de la Belle Epoque, mais en se jouant des frontières nationales, puisqu’il nous promène sans cesse entre l’Allemagne – le titre le laissait prévoir – et la France, mais aussi entre les frontières de genre, compositeurs et compositrices étant présents à parts égales. Détail qui ne gâte rien : en dehors des Chansons de Bilitis de Debussy, les œuvres retenues sont loin de compter parmi celles que l’on entend le plus fréquemment dans les récitals.

Chronologiquement, on peut aussi repérer une séparation entre un premier bloc de mélodies composées vers 1898, le second dans les années 1910, de part et d’autre du Rhin. Dans la première partie, les Quatre Lieder opus 2 illustrent l’Arnold Schoenberg d’avant le dodécaphonisme ; trois poèmes de Richard Dehmel et un dernier, de Johannes Schlaf, lui inspirent des pages d’une séduction comparable à celle de Richard Strauss. C’est aussi Richard Dehmel qu’Alma Mahler mettre plus tard en musique pour le premier de ses Cinq Lieder, le même poète ayant suscité une dizaine d’années auparavant une Fantaisie pour piano seul à Zemlinsky, l’amoureux transi de celle qui n’était alors que Fräulein Schindler. Les chromatismes wagnériens sont encore à l’ordre du jour en 1910, comme en témoigne la répétition d’accords tristanesques sur les mots « Süßer Traum » dans le superbe lied d’Alba Mahler « In meines Vaters Garten ». Juste avant 1900, différents archaïsmes semblent offrir en France une voie à la modernité : pseudo-Grèce antique pour Debussy, Renaissance de Clément Marot pour Ravel. Les sœurs Boulanger – pour une fois, Nadia est là aux côtés de Lili – s’appuient, elles, sur des textes contemporains dont Debussy savait aussi faire son miel : Verlaine, Maeterlinck, auquel s’ajoute Francis Jammes pour le cycle Clairières dans le ciel. La conclusion montre qu’en 1910, s’il n’avait pas encore tout à fait quitté les brumes symbolistes pour incarner l’avant-garde, le jeune Alban Berg s’aventurait déjà vers des formes à la découpe plus audacieuse.

Coline Dutilleul interprète ces mélodies variées d’une voix toujours souple et expressive, comme il convient dans un genre où le texte doit occuper le rôle principal, avec un véritable élan dramatique dans « Si tout ceci n’est qu’un pauvre rêve » de Lili Boulanger ou « Warm die Lüfte » de Berg, mais également une belle aisance sur une large tessiture, soutenue par le pianiste Kunal Lahiry, dont on apprécie les qualités dans les deux pièces pour piano seul introduites comme respirations dans ce programme, pièces signées Zemlinsky, on l’a dit, mais aussi Lili Boulanger (le premier des Trois Morceaux pour piano de 1914).