Un superbe Orfeo (Monte)verdien par Leonardo García Alarcón !

 « Appassionato subito » pour cette nouvelle version de L’Orfeo par Leonardo García Alarcón et son ensemble Cappella Mediterranea : une véritable réussite, qui régénère cette œuvre phare du répertoire baroque.

L’Orfeo de Monteverdi, neuvième symphonie beethovénienne de la musique ancienne

L’enregistrement de l’Orfeo est devenu aujourd’hui une sorte de passage obligé pour un ensemble baroque, à tel point qu’il pourrait être assimilé à une sorte de neuvième symphonie beethovénienne de la musique ancienne. Depuis Nikolaus Harnoncourt, les successions des versions, de Jordi Savall, de René Jacobs, ou, plus récemment, de Paul Agnew, témoignent de l’évolution de notre rapport au XVIIe siècle musical. Chaque nouvel enregistrement semble en effet à la fois entériner certaines pratiques jugées authentiques, et proposer de nouvelles manières de faire sonner ce répertoire pour lequel on découvre de plus en plus de subtilités. Bien loin d’être stérile sur le plan de l’interprétation, l’Orfeo de Monteverdi a donc encore beaucoup à nous apprendre sur le jeu dit « baroque » en particulier, et sur le théâtre en musique (pour ne pas dire l’opéra) en général. Sur ce point, cette toute nouvelle version de la favola monteverdienne, dirigée par Leonardo García Alarcón et son ensemble Cappella Mediterranea, marque par bien des aspects un nouveau pas dans l’approche contemporaine de la musique ancienne.

Nous reconnaissons sans peine dans cet enregistrement la « pâte » qu’Alarcòn pétrit depuis déjà plusieurs années, dans ces précédentes propositions musicales, à tel point qu’il devient une nouvelle référence du répertoire lyrique du XVIIe siècle : on pense à ses enregistrements d’opéras de Cavalli, et surtout à ses exhumations de pièces moins célèbres, comme les différents oratorios de la fin du siècle, de Draghi ou de Falvetti. Alarcòn s’attaque ici pourtant à une pièce maîtresse du baroque naissant, et se prive par là-même du bénéfice de l’exclusivité musicale. Malgré cela, le pari est pour nous fort réussi.

Superbe casting !

Le chef a tout d’abord su s’entourer d’un casting particulièrement homogène, si bien qu’aucun rôle (ou presque) n’a à souffrir de la comparaison d’un autre. En premier lieu, le rôle-titre se montre extrêmement convaincant, malgré la grande difficulté que son écriture contient. Valerio Contaldo, collaborateur régulier d’Alarcòn nous propose en effet un Orfeo très chaleureux, et surtout très généreux dans le lyrisme induit par le personnage. Par sa voix d’une rare élasticité, pouvant assurer à la fois de grands passages dramatiques et se faire légère dans les passages vocalisés, l’interprète tient son rôle avec une grande maîtrise et beaucoup de subtilité. Le fameux air « Possente spirto » de l’acte III, souvent chevrotant pour la majorité des interprètes, est ici exécuté avec des trilli aussi souples que précis. Le tube « Tu sei morta » de l’acte I est quant à lui rendu avec une conduite vocale exemplaire. Concernant la mythique compagne d’Orphée, incarnée par Mariana Flores, nous retrouvons l’intelligence dramatique propre à cette interprète également habituée du chef. Son approche de la fragilité d’Eurydice est, paradoxalement, très solide, si bien que jamais nous n’avons l’impression que la voix s’en va, alors même qu’elle s’en va. Une fragilité parfaitement investie par une interprète ayant saisi l’essence même du personnage fantomatique d’Eurydice. Nous nuancerons toutefois notre propos quant à sa proposition du rôle de La Musica débutant l’opéra. Il nous paraît en effet que son approche s’éloigne quelque peu du recitar cantando induit par ce prologue (« Dal mio permesso amato »), par un rendu peut-être un peu trop lyrique et un peu moins déclamé pour la conception monteverdienne du chant. Les phrases s’étirent en effet souvent en des notes tenues et vibrantes là où l’on serait plutôt en droit d’attendre de la récitation succincte.

Le casting féminin doit également beaucoup au double rôle que tient Ana Quintans (La Speranza, Proserpina). La fameuse aria de l’espérance « Ecco l’altra palude » se rapproche plus parfois de Verdi que de Monteverdi, ce qui n’est en aucun cas un reproche : l’interprète donne en cela une tout autre dimension à cette allégorie, car ce qui relie les deux compositeurs italiens est bien leur stylisation dramatique de la déclamation. Une mention très spéciale au rôle de Caronte, tenu par Salvo Vitale, qui arrive à donner de l’ampleur musicale à ses phrases, pourtant recto-tono, grâce à la manière subtile dont il varie les couleurs de ses syllabes. L’ensemble des seconds rôles tiennent enfin largement la comparaison avec les rôles titres, ce qui donne à l’ensemble un gage de qualité remarquable (l’on pense à tous les bergers et autres spectres, dont nous retiendrons notamment Nicholas Scott). Nous avons toutefois un peu plus de réserves sur le rôle de La Messagiera, interprétée par Giuseppina Bridelli. Son alternance entre voix vibrée dans les médiums/graves et sons très droits dans les aigus n’est pas toujours bien négociée à notre goût. En outre, le timbre vocal créé par l’interprète pour convenir à la douleur éprouvée par la messagère est quelquefois un peu trop « acerbo », pour reprendre le terme de sa première apparition.

La patte et la pâte d’Alarcòn

Que dire enfin de la direction instrumentale ? Car il semble que c’est sur ce point précis que la version d’Alarcòn peut acquérir ses lettres de noblesses, du fait de l’innovation dont le chef et ses musiciens font preuve. Les différentes réalisations du continuo sont dans la lignée de ce qu’Alarcòn a l’habitude de proposer : un enrichissement significatif de la basse continue, désormais non plus dévolue aux seuls instruments polyphoniques (clavecin, luth), mais à des instruments mélodiques comme les parties de violons, de flûtes, ou de cuivres. Ce choix audacieux ajoute ainsi une plus-value significative par rapport à la sécheresse des enregistrements traditionnels des récitatifs du début du XVIIe siècle. Si cette approche est donc très convaincante sur le plan esthétique, elle peut, en revanche, l’être parfois moins sur le plan acoustique ­— en incombe peut-être au mixage sonore qui quelquefois ne fait pas la part entre les parties vocales et instrumentales, lesquelles s’entremêlent au point d’interférer entre elles, au détriment du timbre, voire du texte (ce qui est dommageable dans le contexte montéverdien d’un prima le parole e poi la musica). En outre, la succession des numéros (d’ailleurs très précisément coupée par les pistes du disque) est effectuée sous couvert d’un grand dynamisme : les atmosphères s’enchainent en effet au bénéfice d’un Monteverdi souhaitant, selon ses propres dire « mettre des passions contraires en musique ». Enfin, nous noterons un soin tout particulier apporté aux passages en basses obstinées, dont on soupçonne une mise en exergue de leur origine populaire. Chaque basse obstinée de la partition est traitée par l’ensemble Cappella Mediterranea comme une musique de danse, si bien qu’elle donne l’illusion d’une rafraichissante excursion dans l’Italie du Sud. L’on connait le goût du chef pour les métissages entre savant et populaire, mais on ne l’attendait par forcément sur ce terrain-là avec Monteverdi. C’est, une nouvelle fois, en ce qui nous concerne, une audace bienvenue.

L’Orfeo by Alarcon est donc pour nous une véritable réussite, qui régénère de loin cette œuvre phare du répertoire baroque. Malgré certains petits manques, la version n’a rien à envier à ses aïeules, et devrait inspirer ses descendants

Les artistes

Orfeo : Valerio Contaldo
Plutone : Alejandro Meerapfel
Caronte : Salvo Vitale
Pastore I, Spirito III, Eco : Nicholas Scott
Pastore III, Apollo : Alessandro Giangrande
Pastore II : Carlo Vistoli
Pastore IV : Matteo Bellotto
Spirito : Philippe Favette
La Musica, Euridice : Mariana Flores
La messaggiera : Giuseppina Bridelli
La Speranza, Proserpina : Ana Quintans
Ninfa : Julie Roset

Chœur de chambre de Namur, Cappella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón.

Le programme

L’Orfeo, favola in musica

Opéra en 5 actes avec Prologue de Claudio Monteverdi, livret d’Alessandro Striggio, créé à Mantoue, Palazzo Ducale, Accademia degl’Invaghiti, 24 février 1607.

2 CD Alpha Classics, septembre 2021.