Effeuillez la marguerite avec Passionnément de Messager!

Les artistes

Ketty Stevenson   Véronique Gens
Robert Perceval   Étienne Dupuis
Julia   Nicole Car
William Stevenson   Éric Huchet
Hélène Le Barrois   Chantal Santon Jeffery
Capitaine Harris   Armando Noguera

Münchner Rundfunkorchester, dir. Stefan Blunier

Le programme

Passionnément

Comédie musicale en 3 actes d’André Messager, paroles de Maurice Hennequin et Albert Willemetz (Paris, 1926). Livre/ CD, Palazzetto Bru Zane, Centre de musique romantique française (BZ 1044), 2021.

Après la production des P’tites Michu de Messager (2018), Palazzetto Bru Zane sort le CD de Passionnément, 28e numéro de sa collection d’opéra français. L’œuvre déploie tous ses atouts : ambiance Transatlantique des Années folles, casting vocal de qualité, musique tout en séduction. A son écoute, vous aurez de quoi effeuiller la marguerite tout l’été !

La Transatlantique façon Années folles

En 1926, la comédie lyrique Passionnément d’André Messager (1853-1929) emporte un succès durable au Théâtre de la Michodière, dirigée par le compositeur. Sur une intrigue amoureuse plutôt affranchie, conçue par le tandem Maurice Hennequin (dialogues) et Albert Willemetz (lyrics), deux nations sont confrontées sur le mode humoristique. Le couple des Stevenson, riches new yorkais, accoste les côtes normandes sur leur yacht – le businessman puritain et son épouse Ketty, ancienne guet star –, servis par la chambrière Julia et le capitaine Harris. Dans sa Villa de station balnéaire sur la Manche (2e et 3e actes), Robert Perceval, célibataire à bonnes fortunes, accueille les américains. L’affaire de vente de terrain (pétrolifère) entre les deux hommes glisse vers de lestes imbroglios amoureux… Au dénouement, la nouvelle configuration des couples s’opère via le divorce.

Pendant les Années folles, comment aborder la caractérisation de chaque mode de vie de part et d’autre de l’Atlantique ? Les auteurs choisissent d’épingler le puritanisme étasunien – la prohibition, le prude serment sur la Bible (duo initial du couple Stevenson) – mais aussi le sens des affaires de l’américain (couplets « C’est une affaire extraordinaire ») tentant de filouter le français. À l’opposé, dans sa Villa, le frenchy Robert Perceval est un viveur décomplexé, pris entre deux feux, ceux de sa maîtresse Hélène et ceux inopinés de la jeune nièce Stevenson (qui n’est autre que … Ketty déguisée). Les archétypes ont la dent dure sous la plume d’auteurs complices. Au fil des ensembles vocaux, les protagonistes brandissent le gin contre l’art de la table à la française (délicieux Trio « Un dîner plus délicieux »), la culture cinématographique de Chaplin contre « l’article de Paris » aux Galeries et au Printemps (couplets de Julia « Moi, toute la vie »). Toujours en musique, la dette américaine en faveur de La Fayette (sur rythme martial) contrebalance ce que Robert a de plus cher pour prêter serment à sa nouvelle conquête : « Ma limousine, Ma chaîne en platine, Mes vases de Chine » (final du 2e acte).

Si cette Transatlantique fait l’éloge du vagabondage amoureux, c’est le « Bordeaux et le Bourgogne » qui activent l’acculturation in fine. Stevenson libère Ketty de leur lien conjugal et choisit la piquante chambrière : « Mon âme est-elle devenue française ? Je suis léger, léger ! Auprès de toi, je frissonne D’un désir polisson ! » (final du 3e acte).

Solidarité et émancipation féminines

Lorsque l’épouse américaine jure sur la Bible qu’elle demeurera fidèle en abordant les côtes françaises, c’est en fait sur le roman à scandale La Garçonne (de Victor Margueritte, 1922) qu’elle appose la main ! Les paroliers de Passionnément s’amusent à déconstruire un topos de la comédie misogyne, l’infidélité de la bourgeoisie masculine, en transférant la stratégie d’infidélité chez les trois femmes. Chacune est un type spécifique des intrigues d’opérette « parisienne ». L’astuce de la distribution du CD est d’avoir sélectionné trois soprani de grande tenue vocale pour les incarner. La bourgeoise américaine Ketty Stevenson, star rangée auprès de son époux, est interprétée par Véronique Gens qui chante avec une distinction infinie son sage rôle (légende « Quand l’Eternel au Paradis »), optant pour la légèreté lorsqu’elle s’émancipe en jeune orpheline Margaret, amante du flambeur français (« O oui, mon bonheur fut immense »). Sous les accents de Nicole Car, la chambrière Julia est l’entremetteuse tour à tour avisée, persuasive ou mutine (couplets « L’amour est un oiseau rebelle »). Hélène (Chantal Santon Jeffery) jongle avec les difficultés d’être maîtresse ou épouse, tout en plaidant pour la solidarité féminine – « Entre femmes, On se doit bien ça ! » (couplets du 2e acte).

Si la dramaturgie est moins généreuse pour les hommes, les interprètes masculins ne sont pas moins excellents dans cet enregistrement. Le baryton québécois Etienne Dupuis campe le rôle de l’amant français avec séduction vocale (duo du Serment, 2e acte) et un naturel des plus caractérisés. Le rôle de Stevenson est confié à Eric Huchet, ténor d’un comique assuré par son accent américain et le comportement grandiloquent (couplets « Si l’Amérique est le plus grand pays du monde »). Incarnant le capitaine Harris, le baryton Armando Noguerra est un acolyte prisé des ensembles. Tous contribuent à faire briller les finales des 2e et 3e actes, sans omettre l’irrésistible quintette des voyageurs « Nous apportons vos valises » (2e acte).

La particularité de cette opérette réside dans la fusion entre le savoir-faire de Messager (âgé de 73 ans !) et l’apport des rythmes d’outre Atlantique, en situation dans l’intrigue. Dans l’entre-deux-guerres, Paris accueille les viveurs argentés dans les dancings, cabarets et théâtres qui ne désemplissent pas. Aussi, dans la mouvance de Phi-Phi d’Henri Christiné (1918) ou de Pas sur la bouche de Maurice Yvain (1925), la partition emprunte discrètement au one-step (air de Stevenson au 1er acte), au balancement swing et même aux accents folk. Du côté français, l’empreinte rythmique des couplets, la valse piquante de Ketty (« Servir le café » au 2e acte) ou celle sentimentale renouent avec les grands succès du compositeur de Véronique ou de Fortunio. Celle qui donne le titre à l’œuvre, « Passionnément » (air de Robert au 2e acte), est d’une séduction garantie !

Enfin, la marque de Messager réside dans l’instrumentation « aux dessous travaillés », tels que Chabrier les recherchait une génération plus tôt. Grâce au concours du Münchner Rundfunkorchester, sous la direction de Stefan Blunier, le prélude raffiné du 3e acte avec violon solo, l’introduction du final du 1er acte, jouant du pentatonisme « américain » (influence de la Symphonie Nouveau monde ?), sonnent avec justesse. Le comique instrumental n’est pas oublié lorsque les vents graves et le piano soulignent le « régime, gim, gim le régime sec » vanté par l’adepte de la prohibition.

Certes, on peut regretter que les dialogues parlés ne viennent pimenter les 23 numéros musicaux de ce bel enregistrement. Mais leur texte figure sur l’excellent livret associé au CD, en sus d’articles mettant l’œuvre en perspective, un atout de la collection Palazzetto Bru Zane.

Parions qu’avec de tels interprètes et ce degré d’élégance musicale, l’opérette made in France charmera tout auditoire, autant que l’opérette viennoise lorsque les Schwarzkopf et consort la hissaient au must de la discographie lyrique.