Royale résistance : un florilège baroque du triumvirat Händel – Ariosti – Bononcini

CD – Royal Händel

Les artistes

Eva Zaïcik, mezzo soprano
Le Consort, direction Justin Taylor

Le programme

CD Royal Händel
Label Alpha-Classics – janvier 2021

Alors que l’arrêt du spectacle semble insidieusement se prolonger … résistons avec les meilleurs enregistrements d’opéra. Celui de la mezzo soprano Eva Zaïcik avec Le Consort – Royal Handel chez Alpha Classics – nous plonge dans les feux baroques de la première Royal Academy of Music londonienne. Un florilège d’opera seria célèbre la prodigieuse variété du triumvirat italo-allemand aux commandes de cette institution : G.-F. Händel, mais aussi A. Ariosti et G.-B. Bononcini en première audition.

Londres, capitale de l’opera seria de 1719 à 1728

Comment un genre italien, devenu interculturel, s’impose sur la scène londonienne ? En 1719, des aristocrates londoniens se concertent, conquis par la vogue européenne de l’opera seria et par le génie de G.-F. Händel, installé depuis peu à Londres (Water Music, Royal Fireworks). Ils confient au compositeur le soin de fonder la Royal Academy of Music sur la scène du King’s Theater. Ayant assimilé les codes de l’opera seria de Rome à Venise, le saxon (« il caro Sassone ») s’entoure alors d’un librettiste (Nicola Francesco Haym) et de deux confrères italiens, Attilio Ariosti (1666- 1729) et Giovanni Battista Bononcini (1670-1747). L’un est bolognais et violiste (viole d’amour), menant une étonnante carrière de compositeur et d’espion (Venise, Berlin, Londres) … en dépit de sa consécration de Frère dans l’ordre des Serviti di Maria. L’autre (Bononcini) est issu de Modène où siègent les meilleurs luthiers, et conduit également une carrière européenne, de violoncelliste, puis de compositeur d’opéra (Venise, Vienne). Le savoir-faire de ces instrumentistes à cordes contribue à colorer l’orchestration des opéras créés à l’Académie londonienne  34 œuvres et plus de 460 représentations en 9 saisons ! Celles-ci imposent l’opéra italien dans sa propre langue sur les cendres du mask et de semi-opera anglais (H. Purcell) grâce à une troupe de chanteurs italiens, recrutés par l’impresario Händel : le castrat alto Senesino, les diva Cuzzoni, Durastanti, Faustina Bordini y brillent de leur talent … sans omettre leurs caprices et rivalités !

Si l’auditeur des années 2020 connaît désormais les grands titres d’Händel – Giulio Cesare in Egitto, Radamisto, Rinaldo – c’est grâce à leurs enregistrements in extenso ou bien au prisme de quelques airs de récital : des générations de mezzo soprano et de contre-ténors s’y sont employés. L’originalité de ce CD réside dans le portrait musical de cette Royal Academy, esquissé par neuf extraits d’opéras händeliens, deux d’Ariosti (Il Coriolano), un de Bononcini (Crispo). Ces deux opere serie monopolisaient l’intérêt des londoniens autour de 1720. Il Coriolano fut une création de la Royal Academy, le 19 février 1723. En revanche, Crispo fut une reprise depuis Rome lors de la 3e saison de l’Academy (janvier 1722). A notre connaissance, seul le CD Bononcino (Vialma classique, 2014) en avait livré quelques airs avec le contre-ténor américain Lawrence Zazzo.

Des interprètes d’élection

Pour tenter ce portrait musical, des interprètes d’élection étaient indispensables. Le Consort et Eva Zaïcik sont sans faille depuis la sortie de leur précédent opus, Venez chère ombre (même label Alpha Classics, 2019), dédié à la cantate française (Clérambault, Montéclair, Lefebvre).

La mezzo soprano française collectionne les prix depuis sa sortie du Conservatoire national supérieur – Révélation artiste lyrique aux Victoires et 2e Prix au Concours Reine Elisabeth en 2018 – tout en étant remarquée dans les productions scéniques (excellente Sélysette d’Ariane et Barbe bleue au Capitole, aux côtés de Sophie Koch). Dans ce CD, Eva Zaïcik retrouve son coach du Conservatoire (Elène Golgevit) et ses complices instrumentistes du jeune Consort – Justin Taylor le dirige depuis son clavecin. Depuis sa résidence à la fondation Singer-Polignac (2016), cet ensemble chambriste est un acteur majeur de la scène baroque française. Aux cordes se joignent un hautbois et un basson baroques, tous investis dans l’écoute réciproque et la souplesse de l’ornementation plutôt que la surenchère. Certes, l’absence de cor ne permet pas d’aborder tous les airs händeliens, mais ici la sélection d’airs (et de rares récitatifs) demeure bluffante. Seule réserve, la prosodie italienne n’est pas toujours compréhensible : dans ce domaine, le récital Händel de la soprano Sandrine Piau avec Les Talents lyriques (label Sony) est plus convaincant.

Royal Händel : indéniablement ! Que préférer dans le florilège händelien, sans chroniquer les airs si connus de Serse, de Rinaldo ou de Giulio Cesare ? Peut-être l’air initial issu de Flavio (1723), ainsi que les deux extraits de Siroe, re di Persa (1728 ). Le premier cité, « Rompi i lacci »  (Je romps les liens et brise les traits) est archétypal d’une aria di furore. La virtuosité dynamise tant la ritournelle instrumentale de l’aria da capo que la première section vocale, alors que la seconde section – tempo lent, entrelacs langoureux de la voix et du hautbois – prend en charge l’expression contrastée … avant le retour (« da capo ») de la fureur, plus incandescente que jamais. Le second cité (Siroe) sonne d’une manière inquiétante dès le prélude orchestral du recitativo accompagnato. Plaintive, la voix nous émeut (« sono stanco » = je suis fatigué), avant que l’aria ne déploie un large ambitus qui valorise la palette de la mezzo soprano. Le somptueux crescendo conclusif est magistral par sa fusion assumée de voix et instruments. C’est précisément l’ADN du partenariat Eva Zaïcik / le Consort dans une harmonie constante.

Découvrir l’expressivité du compositeur Ariosti est instantané dès la première aria, imploration de l’épouse du général romain Coriolano –  « Sagri Numi, difendete » (Dieux sacrés, défendez de mon fils l’innocence). Le tissage entre voix et instruments (tant les dessus de violon que la basse continue) est optimal, attestant le savoir-faire contrapuntique du bolognais, formé dans le cadre réputé de la cathédrale San Petronio. A l’instar des sonates de Corelli, l’expression douloureuse use de retards, chromatismes et modulations insolites. Le second extrait de Coriolano rallie la grande famille d’aria di furore (entrevu chez Händel). Pour Bononcini, la surprise n’est pas moins grande à l’écoute de l’aria issue de Crispo : « furia e morte, rabbia, pena, odio e furor » (furie et mort, rage, peine, haine et fureur) exaltent le chant baroque avec une précision vocale impressionnante, sans altérer la conduite naturelle de la ligne mélodique.

Tous salle Cortot pour le concert de lancement en décembre 2021

Reporté le 1er  décembre 2021 à la salle Cortot, le concert de lancement « Royal Händel » devrait mobiliser tous les amateurs/ amatrices de chant baroque et de découvertes de répertoire exhumé. Oserons-nous afficher notre préférence pour Ariosti, afin qu’il soit interprété ce soir-là ? Nous formulons également nos vœux pour un enregistrement intégral de son Coriolano et sa fameuse scène de la prison …