Argippo, un pasticcio d’après Vivaldi

Les artistes

Argippo   Emöke Baráth
Osira   Marie Lys
Zanaida   Delphine Galou
Silvero   Marianna Pizzolato
Tisifaro   Luigi De Donato

Europa Galante, dir. Fabio Biondi

Le programme

Argippo

Opera-pasticcio en trois actes d’Antonio Vivaldi (avec airs additionnels de Pescetti, Hasse, Porpora, Galeazzi, Fiorè et Vinci), livret de Domenico Lalli. Version originale de Vivaldi créée au Theater am Kärntner Tor de Vienne en 1730.

3 CD Naïve, 2020 (enregistré en octobre 2019).

La colossale intégrale Vivaldi publiée chez Naïve se poursuit avec le rarissime Argippo, pasticcio dont la genèse est assez complexe – mais fort bien résumée dans le livret par le spécialiste Reinhard Strohm : s’il existe apparemment un Argippo entièrement de la main de Vivaldi (il fut créé à Vienne en 1730), seul le livret nous en est parvenu. Nous restent, côté musique, un recueil d’airs (conservé à Ratisbonne) ainsi qu’une partition complète (dite « de Darmstadt ») mais anonyme, dont il est avéré qu’une douzaine de pages sont issues de la main de compositeurs divers (Pescetti, Hasse, Porpora, Galeazzi, Fiorè ou encore Vinci), selon le principe du pasticcio (ou pastiche) très en vogue à l’époque – et qui recevait la caution des compositeurs eux-mêmes. Évidemment, le résultat est un peu hybride et toutes les pages retenues ne sont pas d’égale qualité, mais le résultat s’avère malgré tout plus cohérent qu’on ne pouvait le craindre…

Un jeune homme (Silvero) séduit Zanaida, la fille du Grand Moghol Tisifaro, en se faisant passer pour Argippo (roi de Chittagong), lequel a depuis épousé Osira. Argippo se voit donc accusé de trahison à tort par Tisifaro, qui lui demande, pour réparer sa faute, de sacrifier sa femme. Heureusement, l’aveu de Silvero permettra une réconciliation générale (dans un étonnant chœur final, tout empreint de sérénité). Ce canevas très simple suscite des paroles de convention (on compte pas moins de 4 airs évoquant les errements de l’âme comparée à un vaisseau pris dans une tempête, dont deux – ceux d’Argippo et Osira au premier acte – sont chantés coup sur coup !) et entraîne parfois un découpage surprenant (ainsi Osira enchaîne-t-elle deux airs au deuxième acte, tout juste séparés par un récitatif de quelques secondes !), mais l’intérêt dramatique et musical se maintient, grâce au large panel d’émotions ressenties par les personnages. Et dans tous les cas, ce CD est une superbe occasion de se familiariser avec l’esthétique hybride du pasticcio, que l’évolution, au fil des siècles, des notions d’œuvres et d’auteurs a très largement éloignée de notre sensibilité.

Si l’œuvre « se tient », le mérite en revient sans doute également à Fabio Biondi et à son ensemble l’Europa Galante, tout à la fois virtuoses, sensibles et excellant comme toujours à poser le cadre du drame et à en extraire les couleurs idoines. L’équipe vocale réunie pour l’enregistrement est d’autant plus valeureuse que les rôles comportent souvent des traits de virtuosité assez redoutables. On retrouve avec plaisir le beau timbre chaud de Marianna Pizzolato, même si l’aigu semble parfois peiner à se déployer librement… Marie Lys, timbre frais mais charnu, est une très belle Osira particulièrement touchante dans le registre de l’élégie ou de la plainte (dans l’air du III « Vado a morir per te », ou encore la très brève exhortation finale au pardon : « Che farai ? »). Delphine Galou impressionne en Zanaida : le personnage, très souvent révolté ou déchiré, se voit confier des arie di furore que la chanteuse délivre selon une esthétique que Bartoli semble avoir plus ou moins imposée dans ce répertoire : vocalises en rafales, expressivité exacerbée, sur-articulation, contrastes extrêmes en termes d’intensité ou de couleurs, mais avec une homogénéité entre les registres supérieure à celle de l’illustre mezzo italienne. Dans le rôle du Grand Moghol, Luigi De Donato joue la carte de la tendresse : si la virtuosité est bien présente (« A’ piedi miei svenato »), de même que l’autorité dans l’accent lors des scènes finales, c’est avant tout l’amour filial que le chanteur choisit de mettre en valeur, ce qui nous vaut de fort émouvants « Rege son che combatutto » et « Dov’èla morte », portés par un legato soyeux et une constante attention aux mots. Enfin, c’est à Emöke Baráth qu’échoit le redoutable rôle titre : vocalises d’une extrême célérité, ambitus extrêmement large, sauts de registre impressionnants : on aurait mauvaise grâce à reprocher à la soprano hongroise deux ou trois aigus attrapés « de justesse », tant son rôle s’apparente à un parcours du combattant, dont elle se sort avec tous les honneurs.

Au total, une curiosité qui enrichit notre connaissance du premier settecento italien… mais aussi une fort belle réalisation artistique !