Édito de novembre –
Daniel Barenboim, la musique contre la barbarie

À l’heure où la haine et la folie humaine embrasent de nouveau le Proche-Orient, consacrer un énième éditorial à la question archi-rebattue des mises en scène dites « novatrices », à l’annulation de telle diva dans la Turandot proposée par l’Opéra de Paris, à l’inclusion de la street dance dans les spectacles lyriques ou au retour de Netrebko au festival de Salzbourg paraît bien dérisoire, pour ne pas dire indécent. Saisissons plutôt cette occasion que nous offre, tragiquement, l’actualité pour rappeler l’incroyable travail accompli patiemment, inlassablement, depuis des années par le maestro Daniel Barenboim en faveur de l’entente entre les peuples.

Edward Saïd et Daniel Barenboim à Séville en 2002 (Barenboim-Said Akademie)

En 1992, Daniel Barenboim rencontre par hasard le célèbre comparatiste Edward Saïd dans le hall d’un hôtel à Londres. Le coup de foudre intellectuel et artistique est immédiat, et les deux hommes, animés des mêmes convictions humanistes et pacifiques, n’auront de cesse d’œuvrer pour un rapprochement entre Israéliens et Palestiniens par le biais de la musique. À la toute fin du XXe siècle est créé le West-Eastern Divan Orchestra (un nom qui est un hommage au Divan occidental-oriental de Goethe, lui-même inspiré par le diwan du poète persan Chams ad-Din Mohammad Hafez-e Chirazi). Chaque été, cet orchestre regroupe en son sein environ 80 jeunes musiciens d’Israël et des États arabes voisins, venus en Europe pour jouer ensemble. En 2003, Daniel Barenboim perd son ami Edward Saïd, emporté par la maladie. Il n’en poursuit pas moins leur œuvre commune, fondant en 2016 l’Académie Barenboïm-Saïd : cet institut accueille environ 90 musiciens venus du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Ils y reçoivent une formation musicale exigeante, animée du même esprit que celui régnant au sein du West-Eastern Divan Orchestra, avec l’espoir qu’ils puissent par la suite être à leur tour porteurs de ces valeurs humanistes dans leur pays d’origine.

Le projet est magnifique dans son ambition et la noblesse de ses intentions, et les reportages qui lui ont été consacrés sont bouleversants par la force des convictions humanistes qui en émane.

https://www.youtube.com/watch?v=JIdkGMHCXF4&t=101s

Aujourd’hui, on le sait, le maestro Barenboim est affaibli par la maladie (il vient d’annuler sa participation au Requiem de Verdi programmé à l’Opéra de Monte-Carlo). Atterré par les récents événements, il poursuit néanmoins la mission qu’il s’est fixée, signant sur le site de la Barenboim-Said Akademie des déclarations fortes, empreintes de cette même ferveur qui l’animait lors de la création du West-Eastern Divan Orchestra :

J’ai suivi les événements du week-end avec horreur et la plus grande inquiétude, car je vois la situation en Israël/Palestine s’aggraver à un point inimaginable. L’attaque du Hamas contre la population civile israélienne est un crime scandaleux que je condamne fermement. La mort de tant de personnes dans le sud d’Israël et à Gaza est une tragédie qui s’annonce devoir durer longtemps. L’ampleur de cette tragédie humaine ne se mesure pas seulement en termes de vies perdues, mais aussi de prises d’otages, de maisons détruites et de communautés dévastées. Le siège israélien de Gaza constitue une politique de punition collective, qui est une violation des droits de l’homme.

Edward Said et moi-même avons toujours pensé que la seule voie vers la paix entre Israël et la Palestine était une voie fondée sur l’humanisme, la justice, l’égalité et la fin de l’occupation plutôt que sur une action militaire, et je me trouve aujourd’hui plus que jamais ancré dans cette conviction. En ces temps difficiles et avec ces mots, je suis solidaire de toutes les victimes et de leurs familles.

On imagine la tristesse, l’anéantissement qui doivent être aujourd’hui ceux des jeunes musiciens de l’Académie. Puissent-ils trouver dans la pratique de leur art la force de passer outre la haine, l’extrémisme, l’intolérance, et continuer à faire de la musique le plus sûr, le plus indestructible rempart contre la barbarie.

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À écouter, notre vidéo du mois : « L’Ode à la joie » de la 9e symphonie de Beethoven par le West-Eastern Divan Orchestra.