Quel avenir pour le disque d’opéra ?

Comme elle paraît loin, l’époque où l’on prenait le temps d’écouter une intégrale d’ opéra gravée sur trois disques vinyles, tout en feuilletant une riche brochure comportant tout à la fois un texte de présentation, de grandes photographies des artistes – support idéal aux dédicaces demandées à l’issue de représentations… –, et un livret proposé le plus souvent en quatre langues : italien, anglais, allemand et français. L’avènement du compact disc, à la fin du XXe siècle,  avait déjà quelque peu refroidi les collectionneurs, le format du CD imposant une typographie souvent minuscule pour les textes de présentation, et des photographies de dimensions très réduites – pour ne rien dire des supports exclusivement numériques, qui, au-delà de leur intérêt et de leur côté pratique, privent définitivement les amateurs de disques des objets concrets auxquels ils sont souvent si attachés !

Qu’en est-il aujourd’hui de l’industrie discographique dans le domaine de la musique classique en général et de l’opéra en particulier ? Après un siècle de foisonnement, au cours duquel on a vu se multiplier les enregistrements, d’intégrales d’opéras comme de récitals d’artistes, elle est aujourd’hui quasi exsangue…

 Si des captations de spectacles continuent de paraître en DVD ou Blu-ray, les grandes firmes n’enregistrent plus guère d’opéras en studio (à quelques rarissimes exceptions près, et le plus souvent à la seule condition qu’une super-star incarne le rôle-titre, comme pour l’Otello gravé en 2019 par Sony Classical avec Jonas Kaufmann), et les récitals sont eux aussi réservés à quelques très rares élus :

stars confirmées (Anna Netrebko bien sûr, qui s’offre même le luxe de réenregistrer dans son dernier album Amata dalle Tenebre plusieurs titres déjà gravés cinq ans plus tôt dans son CD Verismo !), Jonas Kaufmann, Benjamin Bernheim, …), ou chanteurs en voie de consécration (Jonathan Tetelman : voyez ici le compte rendu de son album paru tout récemment chez DG).

Qui plus est, le soin apporté au CD en tant qu’objet n’est parfois plus ce qu’il était : qu’une firme aussi prestigieuse que Deutsche Grammophon ne prenne plus la peine de traduire les textes des livrets et notices (sauf, parfois, en anglais) constitue un évident manque de respect pour l’acquéreur…

Dans ce paysage bien terne, de belles surprises égaient cependant quelque peu l’horizon :

  • Si l’heure des intégrales de studio des grands opéras de l’époque romantique semble bel et bien révolue (le label Pentatone vient cependant de proposer une nouvelle intégrale de La Traviata avec Lisette Oropesa, dirigée par Daniel Oren : compte rendu à venir sur Première Loge), le baroque semble moins touché par cette crise :

chaque année paraissent, dans ce répertoire, de nouvelles intégrales, de compositeurs célèbres ou remis en lumière à l’occasion.

  • Le Palazzetto Bru Zane enrichit patiemment et régulièrement sa belle collection d’œuvres françaises par de nouveaux livres-disques dont les  contenus sonores et visuels sont également passionnants.
  • Quelques firmes, moins prestigieuses que Sony ou DG, tirent également leur épingle du jeu en proposant des enregistrements de belle qualité, assortis de livrets soignés. Plusieurs d’entre elles (Alpha Classics, par exemple), acquièrent même une visibilité et un rayonnement grandissants, et ce n’est que justice.

On ne peut enfin que comprendre Marina Rebeka, qui a choisi de créer son propre label afin de pouvoir graver, en studio, certains titres qui lui tiennent à cœur – et qui sont parfois absolument méprisés et ignorés par les grandes firmes : voyez son récent et très bel enregistrement du Pirate de Bellini.

Espérons que ces quelques initiatives ne restent pas lettre morte. On peut bien sûr se demander quel est l’intérêt de graver une nouvelle Tosca après celles de Callas, un nouveau Tristan après celui de Furtwängler, un nouveau Rosenkavalier après celui de Schwarzkopf… Mais outre le fait que de nombreuses œuvres, et pas seulement dans le domaine baroque, n’ont toujours pas eu les honneurs d’un enregisrement discographique, on peut aussi estimer que le disque permet de préserver de précieux témoignages de l’art du chant à un instant t, et constitue la mémoire vive d’un art en perpétuelle évolution : priver Anja Harteros, Lisette Oropesa, Ludovic Tézier, Sondra Radvanovsky, Anita Rachvelishvili et tant d’autres artistes d’intégrales discographiques, c’est aussi priver la postérité de témoignages éloquents sur notre façon de chanter l’opéra en ce début de XXIe siècle.