DÉPOUSSIÉRER L’OPÉRA ?

Deux spectacles très récents, chroniqués dans nos colonnes, prennent visuellement et scéniquement un parti pris radicalement opposé : Le Malade imaginaire vu par Vincent Tavernier (Angers-Nantes Opéra), et Ariane et Barbe-Bleue mis en scène par Mikael Serre (Opéra de Lorraine). Il aurait été facile pour Vincent Tavernier, au regard de la situation sanitaire mondiale, d’ « actualiser » le propos de Molière en faisant par exemple de Monsieur Purgon un avatar de Didier Raoult ou en remplaçant les lavements et saignées infligés à Argan en 3e dose de rappel anti-Covid. Vincent Tavernier, pourtant, a choisi le respect du texte dans toutes ses composantes, en ne changeant rien au chronotope ni aux répliques prononcées par les personnages, les beaux costumes d’Erick Plaza-Cochet et la musique de Charpentier achevant de procurer au spectateur l’illusion d’un XVIIe siècle retrouvé. D’une manière beaucoup plus attendue, Mikael Serre situe Ariane et Barbe-Bleue au XXIe siècle, dans la mouvance des actuelles revendications féministes. IL va ainsi délibérément à l’encontre de la volonté de Dukas et Maeterlinck qui, ayant intitulé leur œuvre « conte musical », l’inscrivent dans le sillage du conte de Perrault : le conte merveilleux, par définition, est « hors-temps », et ne correspond à aucun lieu, aucun temps historique précis, le miracle étant que, comme le mythe, il est amené à trouver un impact et des ramifications chez tous les lecteurs, quels qu’ils soient, à toutes les époques.

© Hélène Aubert

La volonté des metteurs en scène choisissant de souligner (parfois même surligner) les liens de l’œuvre avec notre contemporanéité est souvent dictée par une intention louable : il s’agit d’actualiser le propos, de montrer que l’œuvre fait écho aux préoccupations qui sont aujourd’hui les nôtres, bref de donner un coup de jeune à un art bien ancien en le « dépoussiérant ». L’idée n’est pas franchement nouvelle, et dès la fin du XXe siècle, une célèbre soprano française et tous les journalistes qui l’interrogeaient n’avaient que cette expression à la bouche : « dépoussiérer l’opéra ».

Quelque vingt ou trente ans plus tard, les choses ont bien changé : non seulement cette actualisation du propos ne surprend plus personne, mais elle finit même par lasser par son aspect systématique : le renouvellement des propositions scéniques ne peut-il donc passer que par cet unique procédé ? Par ailleurs, projeter des slogans contre les violences sexuelles, ou des messages comme que « Your silence will not protect you » dans des œuvres telles qu’Ariane et Barbe-Bleue ou Les Noces de Figaro, soit trahit une forme de naïveté (le metteur en scène vient-il de découvrir la teneur « féministe » des œuvres en question ?), soit constitue une insulte à l’intelligence du spectateur, jugé incapable d’établir par lui-même certains liens qui s’établissent pourtant d’eux-mêmes avec l’actualité. Nul besoin de tels messages pour prendre conscience du caractère immonde du droit de cuissage, saisir la véhémence avec laquelle cette pratique est dénoncée dans l’opéra de Mozart, et comprendre que Les Noces de Figaro sont une œuvre entièrement dédiée à la gloire des femmes, lesquelles mènent constamment le bal et devant lesquelles les hommes s’agenouillent in fine pour implorer leur pardon. Bref « dépoussiérer » l’Opéra ne saurait se confondre avec le surlignage redondant de ce que disent les œuvres, fussent-elles transposées en 2022…

©Jean-Louis Fernandez

Loin de nous l’idée qu’il faille éternellement reproduire les mêmes choses scéniquement et répéter à l’infini les mêmes propositions scéniques : Première Loge dit régulièrement son bonheur de découvrir des mises en scène qui, tout en respectant le texte et la musique des opéras, renouvellent entièrement leur perception et enrichissent l’interprétation qu’on pouvait en faire. Cependant, un retour aux sources non seulement n’est pas condamnable en soi, mais il est même parfois salutaire, voire nécessaire : pour apprécier le décalage, la surprise, la relecture, encore faut-il connaître la norme, l’esprit et la lettre de l’œuvre. Si le public familier des salles d’opéras peut être agréablement surpris par telle ou telle proposition plus ou moins iconoclaste, n’oublions la jeune génération, le néophyte, le « débutant », qui a peut-être envie (et besoin ?) de voir Carmen se dérouler dans l’Andalousie des années 1850 plutôt que dans un centre thérapeutique pour couples en perdition…

Quoi qu’il en soit, Le Malade imaginaire récemment proposé par l’Opéra de Massy ou l’Opéra d’Angers-Nantes a rencontré un extraordinaire succès public, et c’était un pur bonheur que de voir à quel point l’œuvre de Molière et Charpentier, n’ayant subi aucun dépoussiérage intempestif, trouvait encore son public (y compris le jeune !) de nos jours et suscitait les rires et les réactions les plus vifs dans la salle !

L’originalité, la recherche de nouvelles propositions ont donc tout à fait leur place sur les scènes lyriques, en tant qu’elles constituent un enrichissement et un hommage à l’infinie variété des interprétations qu’offrent les vrais chefs-d’œuvre. Mais s’agit-il pour autant d’un « dépoussiérage » ? Certainement pas. Ce sont parfois nos neurones, notre faculté de jugement, notre capacité à nous approprier le passé qui sont poussiéreux et encrassés. Pas Molière, ni Eschyle, Beethoven, Bizet, Lubitsch, Balzac, Racine ou Verdi.