LA MISE EN SCENE D’OPERA, NOUVELLE QUERELLE DES ANCIENS ET DES MODERNES ?

Le lyricophile est bien souvent passionné, et par là même porté à des jugements parfois entiers, voire violents. Parmi les sujets qui crispent le plus souvent les positions des uns et des autres, la question de la mise en scène est peut-être la plus sensible. Entre les tenants de la tradition et du respect, à la lettre, de la moindre didascalie du livret, et ceux de la modernité, adeptes des transpositions et des relectures, aucun compromis ne semble possible… S’il vous arrive d’apprécier une Carmen qui se passe en Espagne au XIXe siècle ou un Jules César qui se déroule en Égypte pendant l’Antiquité, vous êtes immédiatement taxés de réactionnaire infréquentable. Si vous vibrez au Roberto Devereux de Christof Loy, au Faust de Tobias Kratzer, au Trionfo del Tempo e del Disinganno vu par Ted Huffman ou à La Clémence de Titus selon Pierre-Emmanuel Rousseau, vous êtes considérés comme un dangereux moderniste, complice des fossoyeurs de l’Opéra. Vous êtes sommés de choisir votre camp, de vous y tenir, et de faire de tout partisan de l’autre camp l’ennemi à abattre.

Les choses, pourtant, sont peut-être moins antithétiques qu’il n’y paraît. Qu’on nous permette de livrer ici en vrac quelques remarques sur le sujet, fruits d’observations, de convictions, de réflexions personnelles – qu’il est bien sûr tout à fait possible de contester !

  • Cette querelle ne se réduit pas à une question de générations : pour avoir pendant de nombreuses années initié le (très) jeune public à l’opéra, j’ai pu constater à quel point les enfants et adolescents étaient friands de mises en scène traditionnelles, de décors et de costumes « d’époque », et il faut bien souvent se battre pour leur faire admettre qu’une autre lecture des œuvres est possible. Transposer un livret d’opéra ancien dans le monde contemporain peut être intéressant, séduisant, passionnant, mais estimer qu’il s’agit là de la clé qui permettra d’attirer un public nouveau et plus jeune vers cette forme d’art est peut-être une erreur…
  • Répéter à l’infini les même types de spectacles, dans les mêmes types de décors et les mêmes types de costumes, avec le même type de gestuelle n’est tout simplement pas possible. Il y a va de la survie de l’Opéra.
  • Le choix d’un type de décors ou d’un type de costumes n’a jamais constitué, en soi, une mise en scène. Un spectacle prenant corps dans des décors et costumes d’aujourd’hui peut s’avérer d’un conformisme désespérant, tandis qu’un spectacle « en costumes d’époque » peut être d’un dramatisme brûlant. Qui prétendra que La Fausse Suivante ou Les Contes d’Hoffmann vus par Chéreau étaient dénués d’émotion ? Ou que le Macbeth ou le Simon Boccanegra de Strehler manquaient de dramatisme ?
  • L’histoire de l’Opéra (comme l’histoire de l’art en général) regorge d’erreurs de jugements. Des erreurs qui nous paraissent aujourd’hui incompréhensibles, voire grotesques, et qui devraient nous inciter à plus de modestie et de mesure dans les jugements qu’on porte sur certains spectacles novateurs. Que n’a-t-on écrit lors de la création du Faust de Lavelli, l’un des tout premiers à nous proposer autre chose qu’un héros éponyme en pourpoint et collants ou une Marguerite corsetée dans une robe pseudo-médiévale et arborant l’indispensable et si germanique natte blonde ? La mise en scène de Lavelli est pourtant selon nous l’une des plus belles, des plus intelligentes et des plus fortes jamais réalisées de cet opéra.
  • Il n’y a rien de plus agaçant qu’un spectacle qui se veut moderne et novateur, mais qui ne fait qu’aligner des poncifs, tics et procédés usés jusqu’à la trame. C’est un peu ce que suggérait Christian Gerhaher lorsqu’il déclarait (lors de l’interview télévisée donnée à l’occasion de son Boccanegra chanté à Zurich en décembre dernier) ne plus supporter de voir débouler sur la scène un marine en treillis/rangers, quelle que soit l’œuvre représentée, dès lors qu’il est fait allusion à un soldat !
  • Rappelons pour finir qu’une relecture moderne peut distiller un incommensurable ennui (ce fut, pour ce qui nous concerne du moins, le cas de la toute récente Aida proposée par l’Opéra de Paris) ou au contraire révéler la quintessence poétique et dramatique de l’œuvre, comme le firent récemment Barrie Kosky avec Eugène Onéguine à Berlin, ou Tobias Kratzer avec Faust à Bastille (un spectacle qui nous a littéralement happés…).

Qu’on nous pardonne une conclusion « de Normand » : il est selon nous tout aussi vain d’exiger un respect absolu de la tradition que de ne jurer que par les relectures plus ou moins iconoclastes : ce qui fait un spectacle d’opéra réussi, c’est très certainement la capacité du metteur en scène à écouter, apprécier la musique, et à construire sa vision de l’opéra, fût-elle originale et novatrice, à partir de celle-ci et du livret – plutôt que d’essayer de plaquer coûte que coûte sur l’œuvre un message qui lui est parfaitement étranger.