GABRIELLE PHILIPONET : « Il faut que notre pays donne à la culture la place centrale qui devrait être la sienne… »

Membre de l’association UNISSON, récemment créée dans le but de défendre les artistes lyriques (et comptant à ce jour quelque 200 membres), la soprano Gabrielle Philiponet nous a accordé une interview au lendemain des déclarations d’Emmanuel Macron et de Franck Riester concernant les dispositifs d’aide aux artistes, durement frappés par la crise liée à la pandémie.

Pouvez-vous nous rappeler comment est née l’idée de créer Unisson ?
Quand nous avons été confrontés à cette succession d’annulations en chaîne, nous avons d’abord spontanément créé un groupe d’échanges sur une application téléphonique. C’est ce qui nous a permis de rédiger cette « lettre ouverte » parue en mars. Elle n’a d’ailleurs pas toujours été bien perçue…

Que vous a-t-on reproché ?
Une certaine maladresse… Elle pointait pourtant vraiment du doigt les problèmes auxquels, de fait, nous sommes maintenant confrontés. Le fait que certains grands noms de l’art lyrique aient été signataires n’a pas non plus forcément été compris : bien sûr, les grandes stars de l’Opéra n’ont pas les mêmes difficultés que, par exemple, un chanteur en début de carrière. Mais que ces artistes, tel Roberto Alagna entre autres, signent cette lettre permettait tout simplement de montrer en quoi ils se montraient solidaires de notre démarche. Enfin, pour certains, qui dit « opéra » dit nécessairement vie dans le confort et le luxe. C’est évidemment loin d’être le cas pour tout le monde !

Existait-il une structure, une association ayant pour but de défendre les artistes lyriques avant la création d’Unisson ?
Il y a bien eu quelques tentatives dans le passé, mais elles n’ont pas fonctionné. Sans doute n’avions-nous pas encore été suffisamment « mis à mal » pour éprouver ce besoin de véritablement nous regrouper ! Il faut dire aussi que les chanteurs ont l’habitude de travailler seuls – sans parler, qu’on le veuille ou non, d’une forme de concurrence qu’il y a parfois entre nous : tout ceci ne favorise guère le regroupement autour d’idées et de préoccupations communes. Mais cette crise nous a tous plongés dans un tel désarroi que l’utilité, la nécessité d’une structure comme Unisson se sont vite fait ressentir.

Juridiquement, Unisson est une association ?
Au moment de la création, nous avons hésité entre syndicat et association, mais finalement nous avons opté pour « association ». Notre but est d’ « avancer avec », de co-construire. Unisson comporte actuellement environ 200 membres, et nous accueillons bien sûr des artistes lyrique indépendants présentant tous les types de carrières : les jeunes chanteurs débutants, les artistes confirmés, comme les artistes des chœurs supplémentaires. L’objectif d’Unisson est de faire en sorte que les chanteurs n’aient plus cette impression d’avancer seuls, plus ou moins livrés à eux-mêmes.

Ce qui serait intéressant, c’est que l’association perdure au-delà de cette crise…
C’est l’objectif d’Unisson. Pour l’instant, il a des points urgents à régler dans le cadre de la crise, mais à plus long terme nous espérons pouvoir contribuer à construire l’avenir des artistes lyriques aux côtés des théâtres, associations, orchestres…

Quelles sont concrètement les difficultés que les artistes rencontrent actuellement ?
Le principal problème réside simplement dans le fait de pouvoir être payés. Tous les cas de figure sont possibles : certains se démènent et font vraiment tout ce qu’ils peuvent pour nous aider ; d’autres aimeraient bien mais se heurtent eux-mêmes à de graves difficultés financières qui font qu’ils ne peuvent pas – ou pas tout de suite – nous donner satisfaction. D’autres enfin ne jouent franchement pas le jeu, et les chanteurs se sentent alors purement et simplement éjectés, parfois sans même un mot d’explication.

Concrètement, beaucoup de collègues sont en plein désarroi… Les dégâts de cette crise ne sont pas que financiers et matériels, mais parfois également psychologiques. Dans mon cas, je m’estime en partie chanceuse. Cela fait 15 ans que je chante sur scène mais parallèlement à ma carrière et passionnée par la transmission, je suis aussi professeure de chant depuis de nombreuses années. Je subis des annulations en chaîne qui font qu’a priori, je ne retournerai pas sur les planches avant avril prochain ! Grâce à l’enseignement je ne reste pas inactive mais ce n’est malheureusement pas le cas de la grande majorité de mes collègues…

La cascade d’annulations et de reports de spectacles a des conséquences que l’on ne soupçonne pas toujours : programmer de nouveau un spectacle annulé, cela veut dire bien souvent en annuler un autre qui était prévu, les saisons théâtrales et musicales n’étant pas extensibles à l’infini ! En tout cas, il est clair que lever le confinement ne permettra pas à tout le monde de se remettre immédiatement à travailler comme par miracle… Les répercussions de cette crise sur la carrière peuvent se faire sentir sur un an, deux ans, voire plus…

Pour faire face aux difficultés qu’ils rencontrent actuellement,  les chanteurs peuvent-ils prendre appui sur les contrats qu’ils signent avec les théâtres ?
En fait, cette crise nous a permis de prendre conscience des fragilités de nos contrats et du caractère extrêmement précaire dans lequel ils nous plongent. Heureusement, beaucoup de théâtres font leur maximum mais ils font face à de grandes difficultés…

Comment la gestion de cette crise par les pouvoirs publics est-elle vécue du côté des artistes ?
Le plus difficile pour nous est le flou qui entoure nombre de décisions. Le décret du Ministère de la Culture du 16 avril, par exemple, nous a apporté beaucoup d’espoir : toutes les structures, qu’il s’agisse d’EPIC (établissements publics) ou de théâtres gérés par les collectivités territoriales allaient bénéficier du chômage partiel. Soit… Sauf que la mise en œuvre de cette mesure pose un nombre impressionnant de difficultés : certains théâtres ont toutes les peines du monde à mettre en place ce chômage partiel, même avec la meilleure volonté ; certaines structures ne peuvent tout simplement pas se permettre d’avancer l’argent en attendant l’aide de l’État. Nous aurions vraiment besoin qu’une indemnité de base nous soit garantie par la loi, et que l’État intervienne auprès des employeurs en difficulté réelle. L’esprit du chômage partiel est très juste mais ses conditions ne sont absolument pas adaptées aux spécificités de notre secteur. Et puis cela a été l’occasion de constater l’incroyable diversité des structures administratives d’un théâtre à l’autre : il n’y a peut-être pas deux opéras en France qui fonctionnent, sur le plan administratif, de la même façon ! Tout cela fait qu’une mesure a priori rassurante génère finalement beaucoup de tensions et de difficultés…

Savez-vous quelle est la situation des artistes dans les autres pays européens ?
En France, nous ne sommes pas laissés à l’abandon comme en Espagne et en Italie, mais nous ne sommes pas les premiers de la classe non plus ! Regardez l’Allemagne, qui a réagi très vite, et qui a débloqué en mars 50 milliards d’euros pour soutenir les artistes et le secteur culturel, contre 22 millions en France ! Par ailleurs, Berlin a versé une « allocation corona » de 5000 euros aux artistes et aux travailleurs indépendants…

Dans les toutes récentes déclarations d’Emmanuel Macron et de Franck Riester, y a-t-il des choses qui sont mal passées auprès des artistes ? Y a-t-il a contrario des points  positifs, encourageants ?
La proposition de faire des animations scolaires et périscolaires ne fait pas vraiment l’unanimité ! L’idée de tout « réinventer » non plus : la crainte serait de devoir accepter certaines choses au nom de cette crise avec pour conséquence une possible perte qualitative, ou un nivellement par le bas… Plutôt que de « tout réinventer », il faudrait plutôt profiter de cette crise pour se poser les bonnes questions qui permettront d’améliorer les choses. Côté positif, le principe d’une « année blanche » est donc acquis, et un revenu minimum est donc assuré jusqu’en août 2021. Mais reste à savoir une fois encore, comment cela sera mis en place : s’agira-t-il d’un taux 0 ? Ou bien gardera-t-on notre taux ? Comment se passera la réouverture des droits ? Les questions restent très nombreuses.

Pour tenter de terminer cet entretien sur une note optimiste… pourrait-on selon vous tirer une leçon, un enseignement de cette crise ?
Espérons qu’elle permettra de réaliser à quel point la culture nous est absolument indispensable (à tout point de vue, y compris économique !) Les réactions tardives et bien timorées de la France au regard ce qu’a fait l’Allemagne montrent que notre pays ne donne pas à la culture la place centrale qui devrait être la sienne… Enfin, peut-être toutes les difficultés rencontrées nous aideront-elles à nous rappeler que nous sommes toujours plus forts ensemble, les uns avec les autres et non les uns contre les autres.

Propos recueillis par Stéphane Lelièvre le 7 mai 2020