FATMA SAÏD, la musique sans frontières !

Elle a littéralement subjugué les téléspectateurs lors du Grand concert de Paris du 14 juillet 2020, avec une interprétation ensorcelante des Filles de Cadix de Léo Delibes. À l’occasion de la sortie de son premier album El Nour (La Lumière) – que Sabine Teulon-Lardic chronique pour vous ici -, Première Loge l’a rencontrée pour faire le point sur un début de carrière très prometteur, 

Portrait d’une jeune artiste talentueuse, lucide et attachante !

 

Comment avez-vous rencontré l’art lyrique, Fatma Saïd ?
Ne venant pas d’une famille de musiciens, j’ai été initiée à la musique classique dans une chorale, au Caire. Mes professeurs m’ont encouragée à devenir soliste, puis m’ont alors présentée à ma professeure de chant. C’est elle qui, la première, m’a permis de trouver ma voix d’opéra. J’ai eu ensuite la chance d’étudier dans une école allemande ; le système allemand m’a permis de compléter ma connaissance de la musique classique, notamment pendant les cours d’analyse où l’on étudiait le répertoire de la chanson ou de la mélodie  française de Debussy comme le lied de Wolf.

Quand avez-vous voulu devenir chanteuse d’opéra ?
Je ne l’ai pas décidé et je me demande encore pourquoi je fais cela tous les matins ! Les sacrifices que l’on doit faire chaque jour dans ce travail sont très difficiles. C’est une question qui doit toujours être posée : parfois, on se noie tellement dans ce que l’on fait qu’on en oublie pourquoi on le fait ! Et pourtant, à chaque fois que vous devez prendre une décision concernant votre répertoire, que vous devez chanter de nouveaux morceaux ou étudier de nouveaux rôles, il faut se demander : “Pourquoi est-ce que je fais ce métier ?”

Y a-t-il eu une rencontre décisive dans votre parcours de jeune artiste ?
En ce début de carrière, je suis très reconnaissante envers plusieurs personnes, chacune d’entre elles ayant joué un rôle dans un certain domaine ou à une certaine période de mon parcours. J’évoquerais d’abord ma première enseignante au Caire, car c’est elle qui m’a préparée pour intégrer mon école en Allemagne. Puis, il y a eu ma professeure à Berlin, qui a littéralement façonné ma voix pendant quatre ans. Enfin, il est important pour moi de mentionner mon père, qui m’a permis de voyager et m’a donné la chance de vivre en Allemagne, seule. J’avais alors 17 ans et j’ai d’ailleurs été mineure pendant toute la durée de mes études. Mes parents avaient donc le droit d’appeler la police à tout moment pour leur demander de me ramener chez eux !

Y a-t-il des chanteurs ou chanteuses lyriques qui vous ont inspirée lors de vos études ?
Vous trouverez ça peut-être étrange mais, finalement, je n’écoute pas de la musique classique sans un but, sans un objectif précis. Pendant mon enfance, j’ai beaucoup appris de la musique qui n’avait rien à voir avec la musique classique. J’écoutais des artistes français ou italiens des années1960-1970, mais aussi Frank Sinatra, et je passais fréquemment d’une génération à l’autre. Je m’aperçois a posteriori que cela m’a beaucoup aidée à dire ce que je voulais dire sur scène, parce que tous ces artistes racontent quelque chose lorsqu’ils chantent. À l’opéra, on a parfois tendance à oublier que finalement, le plus important est ce que l’on dit, bien plus que la beauté de sa voix !

Après Berlin, vous avez étudié à l’Accademia Teatro alla Scala de Milan où vous avez eu l’occasion de chanter dans une production de La Flûte enchantée mise en scène par Peter Stein et dirigée par Ádám Fischer à la Scala de Milan, laquelle fut captée. Que retenez-vous de cette première expérience de l’enregistrement ?
J’étais très nerveuse, il y avait beaucoup de pression et de stress. C’était une énorme responsabilité à un si jeune âge. Donc je ne vous dirai pas que je me suis amusée comme une folle, parce que ce n’était pas le cas ! J’ai toutefois énormément appris auprès d’Adam Fischer et Peter Stein. Ma peau s’est endurcie, et je garde en moi les fruits de cette expérience partout où je vais : c’est quelque chose de chanter si jeune dans un si grand théâtre !

 

Nous avons eu la chance de vous écouter lors du concert du 14 juillet, un événement particulier cette année puisqu’il n’y avait pas de public sur le Champ de Mars. Pour de nombreux spectateurs et journalistes en France, vous avez été une découverte. Cet événement a-t-il eu un impact sur votre carrière ?

Après le concert, j’ai eu de très bons retours. Il est toutefois impossible d’affirmer qu’il y a eu ou qu’il y aura un impact au vu du contexte actuel… Ce que j’ai ressenti en tout cas, c’est le fait d’être introduite officiellement en tant que chanteuse lyrique auprès du public français.

Avez-vous une stratégie de carrière ou vous laissez-vous porter par les opportunités qui se présentent à vous ?
Ma famille me décrit comme une personne très organisée, mais quand il s’agit de ma carrière, j’ai décidé de laisser les choses aller. J’évite de tout planifier, car cela me donne beaucoup d’anxiété. Quand on me parle de 2022 ou 2023, je me dis toujours : « Et si je meurs ? ». Je préfère confirmer à la dernière minute, car j’ai toujours le sentiment que quelque chose peut arriver. Si j’avais un plan carrière, peut-être gagnerais-je plus d’argent… Mais rien ne presse.

Et au niveau de la voix, avez-vous une stratégie en termes de répertoire ?
Oui. Je suis toujours consciente du répertoire que je chante. J’essaie de ne pas trop pousser ni fatiguer ma voix. Et je prends régulièrement l’avis d’un professeur pour voir si tout va bien ou s’il y a quelque chose à réparer, exactement comme chez le médecin ! Car même si vous avez une bonne technique, vous n’êtes pas à l’abri d’un piège et vous aurez besoin de quelqu’un pour réparer les dégâts. Dans le cas contraire, vous pourriez mal utiliser votre voix, mal respirer et détériorer votre technique, ce qui pourrait avoir un effet notoire à l’avenir. J’essaie autant que je peux d’être à l’écoute de mon corps. Je ne trouve rien d’aussi sexy que d’avoir 50 ans et de continuer à parfaitement chanter ! Croyez-moi, la voix de certains chanteurs ne tiendra plus à la cinquantaine ! Ma priorité est en tout cas de faire attention à ma voix et de la ménager…

Mozart occupe pour l’heure une place de choix dans le répertoire que vous portez sur scène. Vous avez chanté Pamina en 2019 à Shanghai dans La Flûte enchantée et incarnerez Zerlina dans Don Giovanni en février 2021 au Teatro di San Carlo de Naples et au mois de juillet 2021 à la Fondazione del Teatro del Maggio Musicale de Florence, sous la baguette de Riccardo Muti. Quelles sont pour vous les difficultés de ce compositeur ?
J
’adore chanter Mozart, car il oblige ma voix à être très saine et très libre. Ce compositeur me pousse à travailler ma voix jusqu’au niveau le plus optimal. Chanter Mozart, c’est comme être nu. S’il y a quelque chose qui ne va pas, si vous poussez votre voix, si vous êtes stressé, si le phrasé n’est pas étudié, ce sera évident pour absolument tout le monde. Arriver au niveau de limpidité dans le discours qu’on attend chez Mozart demande énormément de travail. Ce qui est particulier avec ce compositeur, c’est qu’il écrit d’une manière très simple, tout en étant très difficile à chanter. Un de mes professeurs m’a dit un jour à propos de l’interprétation de sa musique qu’il faut imaginer un canard nageant sur l’eau. En surface, il semble très élégant, mais on ne voit pas ses palmes s’agiter frénétiquement sous l’eau ! C’est une belle image : nous devons faire comme si chanter était la chose la plus simple du monde alors qu’il y a un travail énorme derrière !
Par ailleurs, j’espère que les rôles mozartiens m’accompagneront tout au long de ma carrière, car il y en a pour chaque phase de la vie. J’ai commencé avec Zerlina, puis Pamina en 2016, qui a grandi avec moi jusqu’à aujourd’hui. Les femmes de Mozart sont des femmes à des étapes si différentes… Vous pouvez toujours développer votre voix à travers elles !

Et en dehors du répertoire mozartien, quels sont les rôles qui vous intéressent ?
Mélisande !

Oh ! Pourquoi ?
Je me retrouve beaucoup dans le répertoire français. Il y a quelque chose dans la ligne musicale que j’adore et où je me sens très à l’aise. C’est si poétique… Je ne sais pourquoi la musique française me touche autant. J’adore Pelléas et Mélisande en particulier, car c’est un opéra très réfléchi et profond qui peut être interprété de manières si différentes…

 

Passons à votre premier album, El Nour, où vous avez proposé un programme tissant des liens entre la Méditerranée, l’Orient et l’Occident, avec Shéhérazade de Ravel, des canciones espagnoles (Lorca, Serrano) mais aussi des chansons égyptiennes. Pourquoi ce programme ?

L’idée était de présenter la dynamique de 3 cultures : les cultures française, espagnole et égyptienne, qui ont en fait beaucoup de points communs. Nous parlons beaucoup des frontières aujourd’hui. Mais si nous revenons en arrière, nous constatons qu’il y a en réalité de nombreux éléments qui relient ces trois pays : la France, l’Espagne et l’Égypte. Et il y a un lien culturel évident entre les pièces de l’album. Je voulais également choisir un programme qui me représente ainsi que mes goûts musicaux, j’ai donc choisi des musiques italienne, française, espagnole des XVIIe et XVIIIe siècles que j’ai écoutées en grandissant.

Vous avez préféré pour votre premier CD chanter des mélodies et des chansons plutôt que des airs d’opéra. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce répertoire ?
La liberté. Lorsque vous chantez une chanson ou une mélodie, vous interprétez vous-même la musique, alors que lorsque vous jouez un rôle, vous êtes une autre personne. Si je chante une mélodie, je peux penser par moi-même, non pas comme Pamina ou Zerlina. Cela vient de moi. Ou disons qu’il n’y a pas de personnage servant d’intermédiaire entre moi et le compositeur : j’ai le sentiment d’être le medium entre ce qui s’est passé dans la tête du compositeur quand il a écrit la musique, et l’auditeur.

Travailler la musique en petit effectif, dans une esthétique chambriste, est-ce différent par rapport au répertoire opératique ?
Ce que j’aime dans ce type de musique, c’est la palette de couleurs qui nous est offerte. Vous pouvez chanter ce pianissimo impossible à l’opéra, interpréter chaque pièce avec une voix différente et prendre des risques dans l’interprétation !

Parmi les chansons égyptiennes au programme, on trouve Aatini Al Naya Wa Ghanni  sur un poème de Khalil Gibran. J’ai lu que cette pièce était l’une de vos préférées au programme. Pourquoi ?
C’est une mélodie très belle et très accessible, et la combinaison de la mélodie et du texte de Khalil Gibran crée une douceur particulière. J’ai essayé d’en faire ma propre interprétation, en respectant la mélodie et le texte, mais aussi en présentant quelque chose d’accessible au public européen ou américain, en mélangeant des instruments arabes avec des éléments de jazz. Cette fusion vise à rapprocher la musique classique de la musique arabe. Car ma voix est classique, mais le répertoire est égyptien. J’espère ainsi que ma voix et cette musique serviront à rapprocher davantage ces deux mondes.

 

Propos recueillis par Nicolas Mathieu en octobre 2020

 

Quelques rendez-vous avec Fatma Saïd :
Concert Mozart : Salle Garnier (Monte Carlo, Monaco), 4 octobre 2020
Airs de Johann Strauss, 4e symphonie de Brahms : Maison de la Radio (Paris), 15 octobre
Identitat, exotic i exotismeSant Pau Recinte Modernista (Barcelone), 23 octobre
Récital Mozart, Ravel, Abdel-Rahim : Het Concertgebouw (Amsterdam), Janvier 2021
Don Giovanni (Zerlina) : Tetro San Carlo (Naples), janvier 2021
Récital : Palau de la Música Catalana (Barcelone), mai 2021
Don Giovanni (Zerlina) : Maggio Musicale Fiorentino (Florence), juillet 2021.