Ève-Maud Hubeaux : « Mon plan, pour les cinq prochaines années, c’est d’aborder la plupart des rôles verdiens ! »

Du baroque à Wagner via Rossini et le répertoire français,  Ève-Maud Hubeaux semble pouvoir tout chanter ! Nous l’avons rencontrée alors qu’elle s’apprête à créer le rôle de Doña Prouhèze dans Le Soulier de Satin de Marc-André Dalbaviedans au Palais Garnier. Pour Première Loge, elle évoque les répétitions de ce spectacle, mais aussi les premières années de sa carrère, ses projets et ses envies… 

© Marc Baral-Barron

Nicolas Mathieu : Comment avez-vous rencontré l’art lyrique ?
Ève-Maud Hubeaux : Mes parents étaient amateurs de théâtre et d’opéra. C’est donc en tant que public que j’ai découvert cet art. J’aimais les mises en scène féériques, les belles robes, et c’est cela qui m’a donné envie de commencer.
Ensuite, l’intérêt pour la voix en particulier est venu de manière un peu fortuite. J’ai toujours aimé faire de la scène et je pratiquais le piano à l’époque. 

Un jour, ma professeure m’a dit que j’avais un joli grain de voix et que cela valait la peine de prendre des cours de chant. Je me suis donc rendue au Conservatoire de Lausanne un après-midi pour me renseigner, et on m’apprend que les auditions d’entrée se tenaient dans l’après-midi. Je suis arrivée avec « Oh Happy Day » et un chant yiddish que j’avais travaillé pour un examen de solfège. Et le moment le plus tragi-comique de la journée a été lorsque, pendant l’audition, un monsieur a voulu me prendre mes partitions et que j’ai refusé, en apprenant plus tard qu’il s’agissait du pianiste accompagnateur (rires). Je ne savais pas qu’il y en avait un ! Comme d’habitude, je me suis mise au piano et je me suis accompagnée comme je l’avais toujours fait. Quinze jours plus tard, ma future professeure Hiroko Kawamichi m’appelle, m’expliquant que je faisais débat car je n’avais que 12 ans mais j’étais pubère, donc je pouvais développer la technique d’adulte. Aussi, elle a finalement souhaité s’occuper de moi.
Petit à petit, le chant et la scène m’ont séduite. Je ne dirais pas pour autant que la voix m’ait plu, car je n’ai jamais été portée par la voix. Je ne chante jamais à la maison. Mais j’aimais être sur scène et délivrer les émotions.

Vous avez mené en parallèle des études de droit jusqu’au doctorat…
J’ai eu mon bac à 16 ans. Et quand la question s’est posée de savoir si je pouvais me consacrer exclusivement à la musique, mes parents m’ont naturellement répondu par la négative et m’ont demandé de mener de « vraies » études. L’avantage de l’art lyrique par rapport à d’autres disciplines, c’est que l’on peut se permettre de commencer plus tard, la voix ayant besoin de maturité. J’avais donc du temps face à moi et je me suis lancée dans le droit, ce que j’ai adoré !

L’axe lyrique s’est-il déterminé parce que vous avez eu petit à petit de plus en plus d’opportunités ?
Plus le temps passait, plus j’étais attirée par la scène et la musique. Mes parents continuaient de me dire : « Prouve-nous que tu vaux quelque chose ». C’est la raison pour laquelle j’ai réalisé tous ces concours ! Ma famille ne vient pas de ce milieu. Je ne connaissais personne et je ne savais pas comment le système fonctionnait. Or l’avantage des concours, c’est que dans un temps très court on se fait voir par de nombreuses personnes qui vont juger notre voix, on rencontre des collègues-concurrents, ce qui permet de se positionner par rapport aux autres chanteurs et à notre répertoire. Outre ces éléments, les concours restent un bon moyen de se former au métier. Notre travail consiste essentiellement en des auditions, c’est-à-dire des concours. Et chaque soir de première, chaque prise de rôle, voire chaque montée sur scène est finalement une forme de concours.

Quelles rencontres ont été décisives dans votre parcours ?
Deux personnes m’ont été fondamentales. La première est Bertrand de Billy qui était dans le jury d’un des premiers concours que j’ai passés, à 19 ans. Et c’est lui qui a convaincu mes parents de me laisser une marge de manœuvre pour que je puisse réaliser mon parcours musical. La deuxième personne est Béatrice Uria-Monzon, que j’ai rencontrée en tournée au Japon alors que j’étais en dernière année de droit. Elle m’a dit la chose la plus essentielle que personne m’ait jamais dite : « Laisse tomber le conservatoire, ça ne sert à rien, personne n’ira te demander un diplôme. Va sur scène pour voir si le métier te convient et si tu conviens au métier ». C’est le meilleur conseil qu’on m’ait jamais donné car le métier, c’est en effet beaucoup d’autres choses que la technique et la voix. Il y a beaucoup d’attente : sur sa propre vie, des attentes « concrètes » pendant les répétitions avant d’être sur scène et toute la journée avant la représentation du soir. Et à côté, il faut savoir gérer ses émotions, son énergie, son agent.

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« Ô don fatal » : Eboli à Lyon en 2018

Comment vos choix de répertoire se sont-ils opérés ?
Comme j’ai commencé le chant très jeune et que j’ai toujours eu une « grande voix », je me suis naturellement tourné vers le grand répertoire, soit le répertoire romantique de la fin du XIXe. Ce répertoire-là m’a tout de suite convenu alors que Mozart, par exemple, m’a toujours été difficile. Reste que ce n’est pas parce que je pouvais chanter du Wagner à 19 ans que je devais le faire. À côté donc, j’ai travaillé le répertoire baroque que j’ai toujours aimé. La seule fois où j’ai pleuré en concert, c’était pendant un récital de Cecilia Bartoli. C’était mon idole absolue ! Inconsciemment, par imitation peut-être, j’ai développé la colorature dans la voix, de sorte que malgré l’amplitude de mon instrument, j’ai toujours pu faire du répertoire rossinien et baroque, ce qui est une bonne direction en début de carrière pour ne pas se détruire la voix.
Mais pour autant, ce qui est amusant, c’est que tous les engagements que j’ai eu après l’Opéra Studio n’étaient que pour du grand répertoire. C’est une question de marché. Les rôles de mezzo à pourvoir sont soit des rôles mozartiens travestis dans lesquels je ne me sentais pas bien et où personne ne me voyait non plus, soit des rôles rossiniens où je me sentais bien mais qui étaient convoités par de nombreuses chanteuses de ma génération, probablement plus faciles à mettre en scène que moi, étant très grande. Il me restait donc les rôles secondaires de mezzo dans le répertoire dramatique. Et c’est un peu frustrant quand on est jeune chanteuse au départ car je me suis retrouvée à faire beaucoup de rôles de servantes, de mères, qui ne sont pas très valorisants d’un point de vue dramaturgique même si j’étais ravie de les interpréter  tout de même. J’aurais aimé chanter davantage de rôles comme Rosine, mais les choses ne se sont pas passées comme cela. Il fallait être raisonnable et ne pas céder aux sirènes du grand répertoire.
Et encore aujourd’hui, je prends garde à ne pas aller trop vite. Je chante Brangäne mais je refuse d’autres rôles : sinon, que vais-je faire à 40 ans ?

Eboli à la Staatsoper de Vienne aux côtés de Jonas Kaufmann – © Michael Pohn

Comment vos différents répertoires se nourrissent-ils ?
À mon sens, les répertoires baroques, rossiniens et le romantique plus tardif se complètent très bien. Prenons le cas d’Eboli dans Don Carlos de Verdi. L’air du Voile et le Don fatale demandent deux voix totalement différentes. Pour le premier, il faut une voix rossinienne, très vocalisée, pour le second, une voix dramatique. Ce qui m’amène à chauffer la voix d’abord avec L’Italienne à Alger pour cultiver la légèreté, puis avec du Mahler !

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Premier prix du concours international « Renata Tebaldi » en 2013 avec L’Italiana in Algeri

Donc vous comptez continuer dans cette dynamique…
Je sais que cela angoisse les directeurs d’opéras, mais c’est une dynamique enrichissante. Reste que je me donne une ligne de conduite pour les années qui viennent. Le « plan » pour les cinq prochaines années, c’est d’aborder la plupart des rôles verdiens. Et dans cinq ans, je commencerai gentiment avec Wagner. L’idée, c’est qu’avant mes 45 ans, j’aie au répertoire les grands rôles wagnériens. Il faut en effet se les mettre dans le corps et dans la voix sans trop attendre. Dans ce plan, le répertoire baroque va avoir de moins en moins de place, et le yo-yo dans le répertoire sera de plus en plus difficile à mener. Mais je lance tout de même un appel à tous les directeurs : dans les cinq ans qui viennent, j’aimerais encore beaucoup faire de Rossini ! (rires)

Vous allez incarner à l’Opéra de Paris Doña Prouhèze, le rôle féminin principal de l’opéra Le Soulier de Satin, création de Marc-André Dalbavie. Comment se passent les répétitions ?
Les répétitions se passent très bien, il y a une ambiance fantastique. Stanislas Nordey, le metteur en scène, nous a dit qu’il travaillait uniquement des créations car il apprécie que toute l’équipe artistique soit dans un même panier, puisque chacun aborde un nouveau rôle. Cela instaure une énergie stimulante dans le groupe, un stress solidaire.
Et même si en amont, on avait travaillé la partition, on fait face à son évolution au fil des répétitions. Un exemple : dans sa rencontre avec Rodrigue, Doña Prouhèze chante : « Ainsi c’est pour faire cette guerre que vous avez lâché les Indes », dans les aigus, de manière claironnante ; puis juste après « il n’y a plus personne qui vous appelle, partez » que Marc-André avait écrit dans la même tessiture, alors que Stanislas souhaitait quelque chose de soudainement beaucoup plus intérieur, et de plus ténu vocalement. C’est compliqué. Que fait-on ? On écrit un point d’orgue ? Je me retourne. Je propose à Marc-André de chanter les mêmes notes plus bas, ce qu’il accepte, et tout le monde a adhéré à cette proposition. Pouvoir discuter avec le compositeur fait toute la beauté de la création.
Par contre, la charge mentale et la concentration requises nous poussent à notre maximum. J’ai déjà fait des créations contemporaines, mais jamais une œuvre de 6h ! Il faut quand même des chanteurs qui ont un peu de tête, je dois dire (rires). Ce rôle est plus long que tous ceux pour mezzo auxquels j’ai pu penser.

En ce qui concerne les enregistrements, avez-vous un projet de disque solo de prévu ?

C’est un peu à double tranchant, surtout quand on est jeune chanteuse. J’en ai eu l’expérience il y a sept ans lorsque j’ai enregistré le Chant de la Terre de Mahler avec Jean-François Verdier et l’Orchestre de Besançon. Pour plusieurs raisons, le produit est sorti 4 ans après l’enregistrement et mon interprétation ne reflétait plus ce que j’aurais proposé au moment de la diffusion. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. Il faut se dire que les pièces que l’on va enregistrer sont valables au moins cinq ans. À ce titre, un CD thématique sur mon répertoire de prédilection devient intéressant car je commence à avoir une maîtrise des rôles de ce répertoire et une vision à défendre.

Qu’est-ce qui caractérise cette « vision » vocale ?
La question qui est souvent revenue ces dix dernières années, c’est de savoir si j’étais soprano ou mezzo parce que j’ai les contre-ut très faciles, j’ai une voix avec cette brillance presque métallique qui fait que la question est légitime. Mais pour moi, je suis mezzo, le centre de ma voix et mes « passages » étant clairement ceux d’une mezzo. À partir de cela, l’élément premier sur lequel nous travaillons avec Françoise Pollet, ma professeure depuis l’Opéra Studio, c’est la question de la couleur vocale. Car à l’époque, je n’en avais aucune. J’écoutais Bartoli et essayais de l’imiter sans chercher ma propre identité vocale. Cette question de la couleur continue donc d’être un objet de travail aujourd’hui. Et si elle commence à se faire entendre, alors j’en suis très heureuse !

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Pour plus d’informations sur Le Soulier de satin au Palais Garnier, c’est ici