Stimulantes, les mezzos françaises !

Vous préférez le velours au lamé, l’onctuosité à l’acidulé, le Saint-Emilion au Sancerre, la rondeur à l’alignement ? Vous êtes sensible au lever de soleil plutôt qu’aux rayons brûlants de midi ?
Alors vous serez en phase avec ces écoutes consacrées aux mezzo-sopranos françaises : de quoi vous émouvoir sans doute, mais aussi vous stimuler en fréquentant votre webzine Première Loge. Différentes de leurs talentueuses consœurs outre Hexagone – Teresa Berganza, Anne-Sofie von Otter, Cecilia Bartoli, Elina Garanca, etc. –, elles développent leur chant avec un naturel saisissant, un aplomb bien affûté. En cela, peut-être héritent-elles d’interprètes françaises au tempérament affirmé qui ont façonné la composition de leurs rôles, telle Rosalie Dugazon à la fin du XVIIIe siècle, telle Célestine Galli-Marié, créatrice et inspiratrice de Carmen de Bizet (1875).

Celles de notre temps se confrontent et s’adaptent au répertoire lyrique rossinien, français, allemand, russe par toutes les facettes de leur tempérament, sans forcer le trait ni le vibrato. De l’école française, elles conservent l’art de diseuse qui les conduit également vers la mélodie ou le lied, car elles sont loin d’être cantonnées au répertoire national lorsque leur carrière les conduit à l’international. Dans notre sélection (non exhaustive …), elles ont nom Jane Berbié (la doyenne), Sophie Koch, Nora Gubisch, Karine Deshayes, Stéphanie d’Oustrac, Marianne Crebassa. Tour à tour, l’énergie, la volonté, la rébellion, l’humour, la fantaisie qu’elles dégagent nous séduisent, nous étourdissent. Quant aux rôles engagés qu’elles incarnent, ils nous stimulent en ces temps critiques.

1. Jane Berbié dans Antonio VIVALDI, « Longe mala umbrae terrores », motet RV 629. Orchestre de chambre de Toulouse, dir. L. Auriacombe, 1971 (La Voix de son maître).

L’expressivité vivaldienne du motet se diffuse entre aria baroque di furore, récitatif et Largo mélodieux. En effet les vocalises conquérantes , riches en  « gorgheggia », sont distillées avec précision et jubilation, sans que le timbre corsé de mezzo soprano ne soit altéré sur aucun registre. Cette vocalité, dont l’enregistrement date de 1971, pourrait être qualifiée de pré « Bartoli » … Elle inocule son énergie vitale aux auditeurs, conduite par le fondateur de l’Orchestre de chambre toulousain, Louis Auriacombe (professeur de déchiffrage de la jeune Jane !)
Hommage à la reine Jane, retirée de la scène après avoir formé une pléiade de chanteurs/chanteuses depuis le Conservatoire de Paris ! Et bon anniversaire Madame Berbié ! (une proche de l’artiste nous confirme que l’artiste octogénaire coule des jours heureux dans sa région natale, à Tolosa) Si vous souhaitez en savoir plus sur la carrière de l’artiste, depuis Toulouse jusqu’aux Festivals d’Aix-en-Provence, de Salzbourg ou de Glyndebourne, podcastez les excellentes émissions sur France Musique : soit de Benoît Duteurtre en 2019, soit des Grands entretiens en avril 2020.  

Jane Berbié et Elisabeth Schwarzkopf  : Cosi fan tutte (Opéra-Comique, 1963).
Photographie de Roger Pic (Gallica Bnf)

  2. Jane Berbié dans W. A. MOZART, duo « Via resti servita Madama brillante »,  Le Nozze di Figaro (1er acte). Avec Lucia Popp (soprano), Paris, 1980.

Dans Le Nozze di Figaro, vous serez stimulé(e) par l’énergie et l’esprit de répartie au féminin, tous deux au cœur du duo de Susanna et Marcellina durant la Folle journée mozartienne. Enregistré sur scène en 1980, le jeu des jeunes interprètes virevolte, tant lors des réparties provocantes de la gouvernante Marcellina (mezzo) à l’intention de la rusée camériste (soprano), que dans leurs déplacements. Si cet esprit effronté vous séduit, vous pouvez également écouter la composition de l’artiste Berbié en Lady Pamela dans Fra diavolo d’Auber, notamment les couplets « Je voulais bien » (coffret CD Fra Diavolo, EMI Classics, en 1983).

3. Jane Berbié dans Charles GOUNOD, « Chanson de Stéphano », Roméo et Juliette. Orchestre  dir. P.-M. Le Conte, 1960.

Enregistrée sur le vif lors d’un concert en 1960, la romance de Stéphano, « Blanche tourterelle » (3e acte, 2e tableau) est une parenthèse relativement légère au sein du drame shakespearien, devenu opéra de Charles Gounod (1867). Elle nous conduit vers les rôles travestis de mezzo-soprano, rôles qui traversent l’opéra baroque et romantique dès lors qu’il s’agit d’incarner un profil d’adolescent. Ici, le page de Roméo raille les Capulet (le clan adverse) par cette chanson qui préfigure le destin tragique de Juliette, tourterelle cernée par les vautours.

 4. Sophie Koch dans Paul DUKAS, « O mes clairs diamants ! », Ariane et Barbe-bleue. Orch. national de Toulouse, dir. P. Rophé, Théâtre du Capitole, 2019.

C’est une disciple de Jane Berbié, Sophie Koch, qui accomplit de nos jours une carrière triomphante de mezzo à l’international jusqu’au Metropolitan Opera. C’est toutefois au Capitole de Toulouse qu’elle a recréé en 2019 l’Ariane de Dukas, probablement le plus beau rôle central et glorieux de mezzo … après celui (si différent) de Carmen ! Dans cet extrait, l’expressionisme à la française nous empoigne, aussi saisissant que celui décliné par Richard Strauss à la même époque. L’héroïne indomptée nous montre la voie de la non-résignation en cas d’épreuves, ici réservées aux épouses de Barbe-bleue. Face à de pareilles jouissances musicales, cet affranchissement pourrait-il nous guider … ?

5. Nora Gubisch dans Maurice RAVEL, Trois poèmes de Stéphane Mallarmé : Soupir. Ensemble intercontemporain, dir. A. Altinoglu, 2012.

La mezzo soprano Nora Gubisch cultive les qualités de son timbre singulier pour l’entremêler ou bien le faire fusionner avec les instruments chambristes que Ravel a soigneusement sélectionnés dans son cycle Trois poèmes de Stéphane Mallarmé  (1914). Ici, flûtes, clarinettes, quatuor à cordes et piano tissent un paysage mallarméen avec la voix ductile et entêtante. Dans notre confinement, le poème elliptique Soupir trouvera probablement sa place toute intime et secrète :

« Mon âme vers ton front où rêve, ô calme sœur,
Un automne jonché de taches de rousseur,
Et vers le ciel errant de ton œil angélique
Monte, comme dans un jardin mélancolique,
Fidèle, un blanc jet d’eau soupire vers l’Azur ! »

6. Karine Deshayes dans Gioachino ROSSINI, « Una voce poco fa », Il Barbiere di Siviglia. Orchestre national de Montpellier, dir. L. Foster, 2010.

En contraste du choix précédant, la pétulance de la piquante Rosine du Barbiere di Siviglia est une invitation à vivre pleinement et ardemment. Comme la pupille sous la tutelle de Bartolo, prenons les rênes si d’aucuns nous piquent ou nous contraignent (« Ma se mi tocca … »), à plus forte raison en situation de confinement ! Qui mieux que la spirituelle Karine Deshayes peut incarner tout à la fois le tempérament contenu (récitatif), puis la fougue exubérante (aria) d’une jeune femme émancipée ? Parcourant les envolées rossiniennes (du si grave au si aigu) avec une aisance déconcertante, le tout posé sur un souffle contrôlé, la mezzo française démontre sa familiarité avec les héroïnes belcantistes incarnées sur scène, de Rossini à Bellini.

 7. Stéphanie d’Oustrac dans W. A. MOZART, « Parto, ma tu ben mio », La Clemenza di Tito (rôle de Sesto)

Honneur à l’artiste Karine, marraine de l’édition 2020 « Tous à l’opéra » . Cet évènement annuel, impulsé par la Réunion des Opéras de France (ROF), ne pourra à l’évidence se dérouler en mai ; son report aux 24 et 25 octobre nous projette dans la véritable ère du déconfinement ! D’ici là, le chant de la fée Karine est omniprésent dans l’actualité discographique, comme Premiere-loge l’a déjà chroniqué.

 7. Stéphanie d’Oustrac dans W. A. MOZART, « Parto, ma tu ben mio », La Clemenza di Tito (rôle de Sesto)

Aussi convaincante en pétillante Périchole ou Belle Hélène (J. Offenbach), en voluptueuse Carmen (G. Bizet) que dans les rôles en travesti masculin, Stéphanie d’Oustrac brûle les planches, forte d’un charisme de comédienne. C’est d’ailleurs elle qui incarne la muse d’Offenbach, Hortense Schneider, dans l’excellent documentaire-fiction L’Odyssée Offenbach (sur Arte concert). Parmi les rôles masculins que la mezzo rennaise interprète, si ceux romantiques – Nicklause des Contes d’Hoffmann, Lazuli de L’Etoile d’E. Chabrier  – nous sont connus, n’oublions pas qu’elle a percé dans le répertoire baroque (Rameau, Charpentier) et mozartien : l’air de Sesto dans La Clemenza di Tito en livre la teneur lors d’une récente production au Liceu de Barcelone (2020).

 8. Marianne Crebassa dans Jacques OFFENBACH, « Voyez dans la nuit brune », Fantasio. Mozarteum Orchester, dir. M. Minkowski, 2016. 

Troisième exemple de rôle travesti confié à une mezzo soprano, cette dernière écoute conforte l’attraction sensuelle que développe ce registre et ce grain de voix. D’autant que l’identité sexuée et la question du genre soulèvent un intérêt croissant. La jeune Marianne Crebassa excelle dans ces rôles dont elle cultive l’ambiguïté (comme le fit Célestine Galli-Marié au tournant de 1870). Après avoir campé le Cherubino des Nozze di Figaro, l’artiste a récemment recueilli les suffrages dans sa prise de rôle du prince Ariodante de G. F. Haendel.

Dans Fantasio, opéra-comique d’Offenbach (1872), la poétique romance à la lune du jeune bouffon nous plonge dans le romantisme franco-allemand sous les vers d’Alfred de Musset. L’artiste investit ce rôle avec autantde décontraction que de fantaisie à l’Opéra-Comique, dans une mise en scène de Thomas Joly (2017), après la version concertante dévoilée au Festival de Radio-France Montpellier (2015). 

Internaute de Première-loge, si vous méditez depuis votre fenêtre devant l’astre nocturne, laissez-vous bercer par le spleen de la ballade :

« Lune, quel esprit sombre
Promène au bout d’un fil
Dans l’ombre
Ta face et ton profil !

Je viens voir à la brune
Sur le clocher jauni
La lune
Comme un point sur un i. »

(Ier acte, scène 2)