Édito de mai
GRACE BUMBRY (1937-2023) : la Vénus noire n’est plus…

Avec Grace Bumbry, c’est une véritable légende vocale du XXe siècle qui disparaît.

D’une longévité vocale étonnante, elle se produisit à l’opéra pendant près de 40 ans (de 1958 à 1997), intégrant progressivement aux personnages de mezzos qu’elle incarnait à ses débuts (elle est Amneris à l’Opéra de Paris dès 1960) une galerie de personnages de sopranos incroyablement variée : Turandot, Jenůfa, Tosca, Abigail, Santuzza, Salome…

Première chanteuse noire invitée à Bayreuth (en 1961), elle y incarne, à 24 ans, Venus de Tannhäuser.

https://www.youtube.com/watch?v=nPYM5d-sWdc&t=1s

Parmi les autres rôles marquants de sa carrière, il faut retenir son Eboli incendiaire, chantée un peu partout dans le monde, du Met jusqu’aux Chorégies d’Orange en 1984 où, dans une forme vocale éblouissante, elle fit littéralement chavirer le Théâtre antique ; Lady Macbeth et Carmen (avec Jon Vickers) chantée pour Karajan à Salzbourg en 1967 (spectacle ayant donné lieu au tournage d’un film publié en DVD), Salomé (Covent Garden, 1970), Jenůfa (Scala de Milan, 1974), ou encore Norma, Dalila, Cassandre…

https://www.youtube.com/watch?v=Qs0E2CufQ7c

La Habanera de Carmen

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Le « Don fatale » d’Orange en 1984 (Don Carlo)

Fidèle au public français, Grace Bumbry se produisit aussi bien en province (Marseille put applaudir sa Selika de L’Africaine en 1992 ; elle fit à Lyon les honneurs de ses adieux à la scène avec… une prise de rôle : Clytemnestre dans Elektra[1] !) qu’à Paris : l’Opéra l’accueillit dans Aida, Ariane et Barbe-Bleue, Nabucco, Don Carlo. Elle se produisit dans le premier opéra proposé par l’Opéra Bastille en 1991 : Les Troyens de Berlioz, sous la direction de Myung-whun Chung, dans un spectacle signé Pier Luigi Pizzi : elle y interprétait Cassandre, et triompha en chantant également, au cours de la même soirée, le rôle de Didon en remplacement de sa collègue Shirley Verrett, indisposée ! En novembre 2000, alors qu’elle ne se produisait plus à l’opéra, elle interpréta au Théâtre des Champs-Élysées la partie de mezzo du Requiem de Verdi (sous la direction de Jean-Claude Casadesus) avec un aplomb vocal sidérant. Elle continua régulièrement de se produire en récitals : elle offrit ainsi un magnifique « Hommage à Lotte Lehmann » (dont elle fut l’élève) aux spectateurs du Châtelet en 2001, puis, toujours au Châtelet, un magnifique tour de chant en 2007, suivi d’un autre concert en 2012, alors qu’elle était âgée de 75 ans…

Comme toute diva qui se respecte, Grace Bumbry, c’était également une femme forte, au caractère affirmé, très présente sur les réseaux sociaux jusque dans ses dernières années. Elle n’hésitait pas à prendre position sur les sujets qui lui tenaient à cœur : l’été dernier encore, lors de la polémique sur le blackface lancée par Angel Blue (qui avait choisi de ne pas chanter Traviata à Vérone, ayant appris qu’une collègue se maquillerait en Noire pour hanter Aida), elle n’avait pas hésité à dire à quel point elle trouvait ce débat stupide : viscéralement attachée à la lutte contre le racisme, elle ne voyait pour sa part aucune insulte au peuple noir dans le fait de se maquiller pour s’approprier un rôle, ayant elle-même eu recours à un « maquillage blanc » lorsqu’elle devait interpréter des personnages européens. Ainsi a-t-on pu lire ce commentaire publié en juillet 2022 sur Facebook : « Être fier de sa race est une chose noble, qui devrait être honorée en permanence, mais si vous avez choisi de vous produire dans un opéra, vous devez d’abord connaître l’histoire et [faire preuve d’un] désir de crédibilité. […] Désolée de devoir être aussi sévère avec vous [Angel Blue], car vous êtes l’une de mes jeunes chanteuses préférées, mais c’est mon travail et ma responsabilité, en tant que pionnière noire dans cette profession, de vous corriger lorsque vous dépassez les bornes. J’espère que vous prendrez cette correction avec l’amour avec lequel je l’écris. Je suis désolée que vous ne chantiez pas La traviata à Vérone, car je vous ai entendue chanter ce rôle il y a environ trois ans, et vous étiez merveilleuse sur le plan vocal. N’y a-t-il pas moyen que vous puissiez revenir sur cette décision ? »

À chacune de ses apparitions, Grace Bumbry soulevait dans le public un enthousiasme indescriptible. Un port de reine, une présence scénique irradiante, un vrai talent de tragédienne, un charisme vocal électrisant : Bumbry fut, à n’en pas douter, l’une des dernières divas que l’Opéra ait connues… Heureusement, de nombreux témoignages de son art existent – qu’il s’agisse d’enregistrements de studio ou pris sur le vif. Ils permettront d’entretenir la légende – et de faire découvrir, à celles et ceux qui n’auront pas eu la chance d’applaudir Grace Bumbry sur scène, cette personnalité en tout point hors du commun.

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[1] À noter cependant deux brefs retours sur scène au Châtelet en 2010 dans Treemonisha de Scott Joplin, puis en 2012 à Berlin dans le rôle de The Old Lady (Candide de Bernstein).

https://www.youtube.com/watch?v=GxEJ4AiFK1k

Samson et Dalila : « Mon coeur s’ouvre à ta voix » (Metropolitan Opera, 1996)