Bernard Haitink, l’hommage de Marc Dumont

In memoriam, Bernard Haitink (4 mars 1929 – 21 octobre 2021)

Quelle sinistre semaine. Après Edita Gruberova, c’est au tour de Bernard Haitink de quitter la scène. Il avait 92 ans. Tant de souvenirs.

Je le découvrais par le disque, au début des années 70. En même temps que Mahler, dont son intégrale, enregistrée dès les années 60, ouvrait des chemins alors inouïs. Le gros coffret Philips, comme celui des symphonies de Bruckner, était orné d’un moulage de la tête du compositeur. Et la promesse du  si beau son de « son » orchestre, le Concertgebouw d’Amsterdam.


C’est étrange, mais alors les critiques faisaient la très fine bouche devant sa stature de chef. Ils ne juraient que par Karajan, Böhm, Walter ou Klemperer, Furtwängler et quelques autres encore. Mais Haitink faisait figure de Kappelmeister un peu gauche, voire ennuyeux ! Trop sage ? Heureusement que Philips ne l’entendait pas de cette façon et faisait confiance à cette oreille si subtile dans la science de l’orchestre. Sans esbroufe aucune, jamais.

Il suffit d’écouter son intégrale des symphonies de Chostakovitch, la première en Europe occidentale, avant la Perestroïka puisqu’enregistrée entre 1977 et 1984. Car il fut un vrai pionnier pour Chosta, comme pour Mahler et Bruckner.


Il suffisait d’aller au concert. A la tête de l’Orchestre de Paris, plus encore des Wiener Philharmoniker avec qui il proposa des Brahms, des Bruckner ou Mahler fabuleux. Et ce Pelléas et Mélisande de rêve au Théâtre des Champs Elysées, avec Anne Sofie von Otter et Wolfgang Hozmair, tout comme Laurent Naouri, touchés par la grâce debussyste d’un soir unique de mars 2000 au TCE. Inoubliable et heureusement édité en disques par Naïve.

Car ses disques innombrables nous restent. Symphoniques (ses Brahms ! Ses Debussy, ses Ravel…) mais aussi lyriques, d’une formidable intégrale du Ring de Wagner, en passant par un sombre Don Carlos de Verdi ou un terrifiant Peter Grimes de Britten.
A ceux qui se demandent « à quoi bon ré-enregistrer des oeuvres déjà gravées par le même chef ? », il suffit d’aller écouter les reprises des symphonies de Mahler que Bernard Haitink fit avec l’Orchestre Philharmonique de Berlin au début des années 1990 (sans aller jusqu’à l’intégrale, puisque les finances de Philips ne le permirent pas), plus de vingt ans après les gravures avec le Concertgebouw. Les sonorités, les choix de couleurs orchestrales des 3e ou 7e symphonies ouvrent ainsi un autre monde.


Et puis, surtout, surtout, allez écouter la 2e symphonie de Brahms qu’il grava à Boston en 1990. Une troisième vision en est accessible avec l’Orchestre Symphonique de Londres en 2003. Mais loin de la réalisation première et à des années lumières de ce qu’il obtint de l’Orchestre Symphonique de Boston.
Je me souviens comme si c’était hier de la première écoute,  me demandant ce que Haitink pouvait bien dire de plus, d’autre, après sa profonde version enregistrée à Amsterdam. Je fus immédiatement stupéfait : jamais aucun chef n’a su créer la douceur, la poésie et l’attente qui ouvrent cette « pastorale » brahmsienne. Il y a là une sorte d’ouverture au bonheur pur, comme une fleur qui ouvre ses corolles et nous émerveille avant que ne se pose, si délicatement, les violons proposant le thème musical. Il invente un mystère qui nous fait retenir notre souffle et auquel, si délicatement, les violons proposant le thème musical viennent nous initier. Tout respire et il semble que les notes se transforment en brise, en souffle, en silence même.
Pour ses moments aussi rares qu’éphémères (ces moments qui nous ouvrent au monde brahmsien sont uniques, si brefs, à peine deux minutes…), c’est cet enregistrement là que je chéris par-dessus tout. Il nous offre une re-création qui semble dilater le temps. Ils ne sont pas si nombreux* à proposer la reprise du thème, qui fait de ce mouvement un moment hors de toute contingence habituelle. Là où d’aucuns engagent un geste autoritaire, où la force de l’orchestre nous entraine et nous submerge (Karajan en concert à Paris en 1973, si heureusement édité par Yves Saint-Laurent !), Haitink privilégie ici la subtilité de tous les moments. Une tendre lumière, une infinie douceur nous submergent sous la houlette d’un grand penseur humaniste et si chaleureux.

Les adieux de Bernard Haitink, en 2019, à 90 ans,
au Concertgebouw où il dirigea 25 ans comme chef principal (1963-1988)

* Avec Monteux à Londres, Bernstein ou Abbado avec Vienne, Skrowaczewski et Saarbrück, Krivine et Bamberg, Manze et Helsingborg.