« Le répertoire français n’est pas apprécié à sa juste valeur. » Entretien avec Benjamin Bernheim

Si le virus se tient tranquille, Benjamin Bernheim devrait retrouver le rôle de Faust à l’Opéra Bastille en mars prochain – un rôle qu’il a notamment chanté, très récemment, dans la version originelle de l’œuvre pour le Palazzetto Bru Zane. Première Loge a saisi cette occasion pour faire le point avec le ténor sur son parcours, ses envies, sa conception du métier…
Un entretien tout en nuances… comme le chant d’un des ténors les plus raffinés du moment !

Que retenez-vous de votre parcours à l’HEM (Haute École de Musique, aujourd’hui HEMU) de Lausanne, Benjamin Bernheim ?
Je trouvais que l’accent n’était pas assez mis sur le chant, mais plus sur le fait de faire de nous des généralistes. C’était une très bonne chose, mais étant donné la compétitivité qu’il y avait dans le monde de l’opéra il y a déjà 15-20 ans, je trouvais qu’il y avait un manque dans la pratique du chant et beaucoup à rattraper à la sortie par rapport aux exigences du monde professionnel. Au demeurant, ce furent des années exceptionnelles puisque j’ai rencontré mon grand professeur Gary Magby. Il m’a enseigné une hygiène du chant et de la pensée par rapport au chant qui a été fondatrice pour moi.

Quels enseignements tirez-vous de votre passage à l’International Opera Studio de l’Opernhaus de Zurich en 2008/2009 puis dans la troupe de l’Opernhaus de Zurich à partir de 2010 ?
L’Opéra de Zurich était dirigé alors par Alexandre Pereira et était réputé pour avoir une troupe avec des artistes prestigieux en résidence comme Cecilia Bartoli, Thomas Hampson, ou Jonas Kaufmann. Je suis arrivé là-bas, et c’était Disneyland pour moi ! C’était à la fois frustrant parce que j’avais une place infime dans les productions, mais aussi extraordinaire car j’ai pu m’inspirer, boire les paroles, m’enivrer de tous ces artistes. J’ai toutefois appris que ce n’était pas avec ces grandes stars que j’allais pouvoir me faire une place dans le milieu.
Avec la troupe, j’entrais dans le monde du travail avec une obligation de me plier au devoir. J’ai pu me familiariser avec la scène, comprendre pleinement ce que signifiait travailler en équipe et ne pas mettre son ego en premier. J’ai commencé par l’opéra contemporain Gesualdo de Marc-André Dalbavie, une très belle expérience puisque j’ai pu rencontrer beaucoup d’artistes, comme Moshe Leiser. Puis Andreas Homoki est arrivé en 2012 en remplacement d’Alexandre Pereira. Pendant trois ans, j’ai alors davantage eu la possibilité d’incarner de grands rôles, de développer mon potentiel. Et de sentir que même si j’avais été frustré de ne pas avoir chanté davantage par le passé, j’avais en réalité eu de la chance, car j’aurais commis l’erreur de chanter des rôles trop importants que je n’aurais pas été capable de gérer.

Comment passe-t-on de l’expérience de troupe où l’on est enclin à incarner tous types de rôles, à une véritable trajectoire lyrique où l’on décide du répertoire que l’on souhaite incarner ?
J’étais bloqué à un moment, car je chantais beaucoup le répertoire allemand, tout en sachant que ceux  vers lesquels je devais aller était les répertoires français et italien. Mais c’étaient des répertoires considérés alors comme mainstream, entendons par-là des répertoires qui doivent être chantés par un chanteur reconnu, qui a du talent, et qui vend des tickets pour remplir des salles. Donc lorsque des directeurs d’opéras m’ont vu arriver, jeune chanteur en troupe à Zurich, qui chante uniquement des rôles de ténors de caractère, avec en plus un nom à consonance allemande, ils ne me donnaient potentiellement que des rôles du répertoire allemand. J’ai dû ramer à contrecourant, faire face à des directeurs d’opéras et de casting qui me disaient : « Tu ne vas pas y arriver, tout ce qui est français et italien n’est pas pour toi ». D’un côté, il y avait de l’abattement (j’ai failli me résigner à un moment…). De l’autre côté, il y avait ces quelques flèches que j’avais lancées un peu partout. Des choses étaient en train de changer : des personnes m’avaient entendu dans le répertoire français et italien, cela commençait à prendre, alors même qu’en 2014-2015, je n’y croyais plus.

Vous avez triomphé en septembre à Bordeaux en Alfredo Germont dans La Traviata, un de vos rôles fétiches à côté de Rodolfo, Des Grieux ou Nemorino que vous incarnez également fréquemment sur scène. Qu’est-ce qui vous plaît dans ces figures romantiques ?
Il y a beaucoup de vie dans ces rôles, et j’aime leur psychologie, leur caractère. J’ai la chance de pouvoir chanter des rôles adaptés à ma voix, au contraire d’un baryton ou d’une basse qui doit incarner un rôle de père tout en étant jeune chanteur. Dans mon cas, ces rôles conviennent à ma voix et je peux raconter leur histoire avec elle.

Le rôle d’Alfredo notamment est réputé comme étant difficile à faire vivre, car jugé un peu « simpliste » psychologiquement parlant, par rapport à Violetta. Comment faites-vous pour lui donner une telle épaisseur, pour le rendre si attachant ?
J’ai toujours considéré Alfredo comme un Lenski dans Eugène Onéguine. Ce sont deux personnages attachants, car ils sont, comme on dit en anglais, socially awkward  (« socialement maladroits »). Ils ne sont pas vraiment adaptés à la société. Quand je chante Alfredo, je pense à certains personnages pleins de passion et de rage, mais incapables de trouver les bons mots pour se faire entendre. On peut alors signifier avec des gestes le fait qu’il cherche à se faire comprendre, comme un petit garçon qui bégaie alors que son père lui dit : « Je vais m’occuper de toi » !

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La Traviata, « Un di, felice, eterea » avec Pretty Yende, Opéra de Paris, 2019

© Christoph Koestlin / Deutsche Grammophon

Vous avez affirmé dans une précédente interview que votre présent était Faust, Rodolfo, Nemorino, alors que votre avenir sera Werther, Roméo. Qu’est-ce que demandent ces rôles par rapport à ceux que vous incarnez aujourd’hui ? 
Ce n’est pas plus facile de chanter Alfredo que Werther. Malgré tout, chez un Werther, un Hoffmann ou un Des Grieux, il y a une épaisseur psychologique qui demande plus de responsabilités. J’aime beaucoup chanter Des Grieux, qui est pour moi un homme profondément moderne. Il se met au second plan par rapport à la femme qu’il aime et qu’il admire. Et c’est assez fou de constater cela par rapport à d’autres opéras de l’époque. Quant à Werther, je vous en dirai davantage lorsque cela se sera passé !

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Werther, le lied d’Ossian (Vienne, 2019)

Chanter au Met[1] est-il pour vous une consécration ou une étape de plus dans votre parcours ?
C’est une consécration car on se dit que l’on fait partie des artistes invités d’une prestigieuse institution. Mais c’est aussi une étape car on ne fait que poser des briques sur le grand mur de l’Histoire de l’opéra. Tous les chanteurs construisent l’Histoire de ces institutions qui sont et seront à jamais plus grandes que nous. Elles seront toujours là quand nous ne serons plus, et nous n’aurons fait que passer. Il faut donc être humble par rapport à cela.

Concernant votre premier album paru en 2019 chez Deutsche Grammophon, vous avez mentionné le fait que vous souhaitiez au départ réaliser un CD exclusivement dédié à la musique française, mais que cette proposition avait été rejetée. À ce sujet, vous avez affirmé pour nos confrères de Forum Opera : « Le répertoire français est mal-aimé et se vend mal, excepté Carmen. » Pourquoi ?
Le répertoire français n’est pas apprécié à sa juste valeur. La France a de grands auteurs, de grands philosophes, de grands peintres, mais aussi de grands compositeurs. Et j’ai le sentiment qu’ils ne sont pas pris au sérieux. Quand on parle de Massenet, Gounod, Meyerbeer, j’ai l’impression qu’on parle de répertoires un peu « à côté ». Et à mon sens, il y a un manque de travail de défense de ce répertoire, ne serait-ce que par le travail du chant en français lui-même, qui est très souvent bâclé. À ce titre, il y a un vrai respect à donner au répertoire français et à la langue française.

Vous êtes jeune chanteur, avez déjà foulé les planches des plus grandes salles du monde, et la presse vous décrit parfois comme le nouvel Alagna. Comment gérez-vous ce succès de carrière au quotidien ?
Quand on me compare à Roberto, c’est un grand compliment, car c’est lui qui m’a énormément donné envie de chanter le répertoire français comme je le fais. Mais nous avons, avec Roberto, des répertoires et des parcours différents. Je mène mon chemin comme je le fais, et j’ai la chance de m’être entouré d’amis qui ne sont pas forcément uniquement dans le milieu opératique. J’ai aussi une vie personnelle bien remplie à Zurich.

Aujourd’hui, j’ai toujours en moi cette faim de convaincre et de me convaincre. Je vais retrouver Faust à l’Opéra de Paris, et je me réjouis de le reprendre car j’aurai la possibilité de retravailler ce projet. Les rôles ne sont pas des choses que l’on met en arrière une fois qu’on les a chantés. C’est quelque chose sur quoi on revient, comme un projet architectural dont on retravaille certains éléments, jusqu’aux fondations. Notre chance, en tant que chanteurs, c’est d’être des raconteurs d’histoires. Alors certes, on raconte souvent les mêmes histoires, mais on a la chance de pouvoir changer de vie, changer de mise en scène et donner sens à ces mêmes histoires de façons différentes !

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[1] Benjamin Bernheim aurait dû chanter le rôle de Roméo cette saison au Metropolitan Opera de New York.