Elīna Garanča : « Chanter un jour Kundry ou Brangäne à Bayreuth serait comme un rêve absolu devenu réalité. »

Crédit photos : © Christoph Köstlin

Si les conditions sanitaires le permettent, Elīna Garanča abordera prochainement Amneris (à Paris) et Kundry (à Vienne). Elle évoque à cette occasion pour Première Loge ces prises de rôles imminentes, mais revient également sur son étonnant parcours – qui l’a conduite de Rossini à Wagner –, ou encore sa passion pour l’opéra français et le lied. Interview-portrait d’une artiste rare, ayant atteint une pleine maturité artistique.

Pourquoi le chant lyrique, Elīna Garanča ?
Je n’aurais pas pu choisir une autre trajectoire. J’ai grandi dans une famille de musiciens et grâce à mes parents, je connaissais chaque câble, chaque recoin du théâtre, avant même de savoir lire ou écrire. Aussi, ce dont j’étais absolument certaine, c’était que la scène était comme une seconde peau pour moi. D’autre part, quoi que je fasse dans la vie, je voulais arriver au sommet. Aussi, après avoir échoué à un examen d’entrée pour devenir actrice, j’ai décidé que je serais chanteuse. Et je dois dire que ma mère n’était pas ravie par cette idée à ce moment-là. Mais j’avais déjà pris ma décision et il n’y avait pas de retour en arrière possible.

Quels souvenirs gardez-vous de votre expérience à l’Académie de musique de Lettonie ?
Quand je repense à la période de mes études, je me représente un voyage dans un train lancé à toute vitesse, fenêtres et portes ouvertes. Toutes ces soirées entre amis, à aller dans les discothèques, toute cette période à réfléchir à ce que je voulais faire dans la vie sans véritable but… tout cela s’est terminé dès que j’ai été acceptée à l’Académie de musique de Lettonie. Alors cela n’a plus été que concentration et travail acharné. Même si j’étais entourée de musique depuis mon enfance, je n’ai pratiqué le chant vraiment sérieusement qu’en tant que jeune adulte et j’ai très vite réalisé à quel point j’avais besoin d’apprendre si je voulais réussir dans ce que je faisais. Alors je suis littéralement devenue une éponge. Je me souviens avoir absorbé tout ce qui concernait le chant, les théâtres et les chanteurs. J’écoutais pendant des heures les enregistrements de voix célèbres, j’étudiais leur manière d’interpréter les pièces, j’allais à toutes les classes de maîtres, séminaires, concerts ou cours imaginables et je travaillais longtemps après que tous mes camarades de classe avaient quitté l’Académie à la fin de la journée, ce que j’ai adoré. C’était aussi une période intense d’étirements. Étirement de ma voix d’une à une octave et demie, ce qui était beaucoup pour moi à l’époque ; étirement de ma mémoire ;  étirement de ma capacité mentale à faire face à des événements imprévisibles et rapides.

Vous êtes également passée par les troupes de Meiningen et de Francfort, en Allemagne. Que retenez-vous de ces expériences ?
Ce que j’ai appris de plus précieux, c’est quand et comment dire non. Très tôt, j’ai dû apprendre à dire non aux rôles, même ceux que j’aurais vraiment aimé chanter sur-le-champ. Être perfectionniste n’est pas toujours le trait de personnalité le plus facile à vivre, car d’un côté, je souhaitais ardemment me plonger dans le monde profond et captivant du théâtre et de l’opéra, et accepter chaque rôle qui m’était offert, mais d’un autre côté, étant moi-même ma critique la plus sévère, je n’ai jamais voulu accepter quelque chose de prématuré pour ma voix. Un simple « NON », affirmé au bon moment, permet d’éviter beaucoup de déceptions et de confusion, surtout chez les jeunes chanteurs.

Qu’est-ce qui fait, selon vous, la force de la voix de mezzo-soprano ?
J’adore l’idée d’être aussi flexible que possible. En tant que mezzo-soprano, on ne s’ennuie jamais ! Nous avons la chance d’avoir un spectre incroyablement large de personnages que nous pouvons incarner. Un jour, nous sommes des êtres sensuels et séduisants, le lendemain des sorcières, des âmes sombres et des « femmes déchues ». On se souvient de nous pour la chaleur, le timbre sombre de notre voix et souvent pour l’investissement dramatique que nous mettons dans nos rôles. Les mezzos plus jeunes peuvent même essayer ce que c’est que d’être un homme. Je me souviens très bien de l’époque où j’incarnais des rôles « en pantalon », c’était comme découvrir une vie parallèle où vous pouvez devenir quelqu’un de complètement différent, presque physiquement, à travers la personne que vous êtes déjà. C’est fascinant d’être une mezzo.

Vous avez triomphé dans le bel canto et avez interprété certains rôles plutôt légers et virtuoses (Rosine, Cenerentola), avant de vous tourner vers des rôles plus lyriques, voire dramatiques : est-ce un choix, le résultat d’un long travail, ou avez-vous juste suivi l’évolution naturelle de votre voix ? Aussi, souhaitez-vous continuer dans le bel canto ou s’agit-il d’un répertoire que vous n’interpréterez plus ?
J’ai connu une belle expérience avec le bel canto. Mais à l’époque, j’espérais déjà que je serais capable d’avancer vers des rôles plus dramatiques, véristes, et je savais au fond de moi que ma voix serait capable de supporter cette charge. Aussi, j’ai aimé chanter Rossini, mais je ne me suis jamais considérée comme une voix de colorature. Ces rôles ne correspondaient pas complètement ni à ma voix, ni à qui je suis ; mais ils ont constitué une base fantastique sur laquelle s’appuyer. Une fois que vous avez terminé la phase d’entraînement que constitue l’expérience du bel canto, que vous avez connu l’expérience d’être suspendue pour ainsi dire « nue » dans une longue phrase legato au-dessus de l’orchestre tout en étant capable de garder le contrôle, il devient moins probable que le flux d’émotions liées à certains rôles plus dramatiques vous submerge. Dans mon cas, je pense que c’est dans le cadre d’une évolution naturelle de ma voix que j’ai évolué vers le drame, le vérisme et j’espère, très bientôt, vers Wagner.

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La Cenerentola, « Non piu mesta.. » (Metropolitan Opera, 2009)

Si les conditions sanitaires le permettent, vous aborderez en effet très prochainement le rôle de Kundry dans Parsifal de Wagner (à Vienne, en avril prochain) ; cette prise de rôle devrait être précédée d’Amneris dans Aïda de Verdi à Paris en février. Quelles difficultés ces deux personnages posent-ils ?
D’un côté je suis très heureuse d’être à ce stade de ma vie où je peux m’élever à un autre niveau et embrasser des rôles complètement différents comme Cerenterola, Eboli ou même Carmen. Mais d’un autre côté il y a cette incertitude liée à la pandémie actuelle, qui n’aide pas mentalement lorsque vous travaillez et que vous vous concentrez sur la première, dont vous ne savez si elle se fera ou non. Plus généralement, je sens désormais que je peux mieux comprendre les femmes et pas seulement les filles qui veulent être des femmes. Les rôles d’Amneris et de Kundry sont incroyablement complexes et je veux les présenter ainsi dès le premier instant où j’apparais sur scène. Il ne s’agit plus d’être insouciante et capricieuse, mais de savoir communiquer la jalousie, la vengeance, la culpabilité, l’amour profond, sombre mais vrai. Amneris est le rôle par lequel je suis tombée amoureuse de l’opéra et il a longtemps constitué pour moi une sorte de sommet ! Avec Kundry, je me concentre pour le moment sur la matière musicale, qui est très particulière et lourde. Il s’agit de mon premier opéra de Wagner, et je ressens à la fois les attentes de ma part mais aussi celles du public ! À ce stade, le rôle représente donc pour moi beaucoup de travail, un désir de comprendre et de construire le personnage, d’en découvrir toutes les facettes. C’est un personnage très inhabituel. Je n’en ai pas encore une représentation parfaitement aboutie et je me demande d’ailleurs si quelqu’un en a une, en réalité…

Vous avez plusieurs rôles français dans votre répertoire : Eboli dans le Don Carlos de Verdi, mais aussi Charlotte, Carmen, Dalila… Qu’est-ce qui vous attire dans ce répertoire ? Quelles sont ses spécificités, ses difficultés ?
Le répertoire français du XIXe siècle est incroyablement généreux, et suffisamment large pour qu’une mezzo-soprano puisse y trouver plusieurs rôles principaux. Ce fut une période de changements énormes dans les goûts et les tendances de l’opéra, qui a provoqué un développement exponentiel du statut de la mezzo-soprano. Chacun de ces rôles est complètement différent et c’est précisément cette diversité qui m’attire. Lorsque vous ouvrez la partition de chacun d’entre eux, vous constatez que les compositeurs nous ont posé des défis très différents. J’ai été surprise de voir par exemple à quel point Verdi a écrit dans une nuance à ce point mezzo piano pour Eboli. Et bien sûr, j’adore la légèreté de Bizet. Ce répertoire est un excellent mélange de tout ce qu’un chanteur peut demander.

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Carmen, « Près des remparts de Séville » (Metropolitan Opera, 2009)

Vous avez mentionné dans une précédente interview qu’une fois le rôle d’Amneris ajouté à votre répertoire et incarné dans plusieurs théâtres, vous seriez en mesure d’arrêter la scène pour développer un projet d’académie pour jeunes chanteurs autour de plusieurs enseignements (vocaux, mais aussi administratifs, etc.). Cela est-il toujours au programme ?
Je ne suis pas encore tout à fait certaine d’arrêter (rires). Cependant, le soutien des jeunes générations de chanteurs me tient beaucoup à cœur. En 2019, après une décennie de collaborations et de spectacles dans le cadre de concerts en plein air à Göttweig et Kitzbühel, en Autriche, nous avons eu l’idée avec mon mari Karel Mark Chichon de mettre en place un concours pour les jeunes talents intitulé « ZukunftsStimmen » (« Les Voix du Futur »). Ce n’est pas et je n’ai jamais voulu que cela soit un concours de chant classique. Je le pense plutôt comme un moyen de découvrir, d’accompagner, d’aider des artistes en début de carrière et de leur permettre de partager la scène avec moi. Au cours des dernières années, j’ai donné quelques masterclass, et j’ai vraiment apprécié cette expérience de rencontre, de travail, d’échanges de visions musicales avec de jeunes chanteurs. Il reste que je ne pense pas être encore au stade de ma vie où je suis prête à enseigner à plein temps. Je chante certainement en ayant conscience de cette idée, car personne ne veut voir une Carmen de 60 ans, mais comme pour tout ce qui concerne mes rôles et mes propositions artistiques, je souhaite attendre que le moment soit venu et que je me sente prête.


En 2020, vous avez enregistré votre premier CD dédié aux lieder de Schumann et de Brahms, où vous êtes accompagnée par le pianiste Malcolm Martineau. Pourquoi un CD entièrement dédié au lied ?
Enregistrer un CD consacré au lied a été l’un de mes grands rêves pendant de nombreuses années. Maintenant que le nouvel album est entre mes mains, je suis certaine qu’il ne pouvait pas y avoir un meilleur choix de répertoire que je puisse enregistrer à ce stade de ma vie.

Pour élaborer le programme de cet album j’ai parcouru plusieurs textes et partitions de lieder et mélodies. Habituellement, le texte est l’élément clé qui me fait choisir le programme. Lorsqu’une mélodie stimule mon imagination et fait résonner quelque chose en moi, je ressens un lien immédiat avec elle et je sais que je veux l’inclure au programme.

Pourquoi avoir réuni Brahms et Schumann en particulier ?
J’ai toujours aimé Brahms. Son accompagnement est presque orchestral et si généreux pour un chanteur que je peux vraiment ouvrir ma voix au-dessus du piano et sentir la musique résonner dans tout mon corps. Quant au cycle de lieder Frauenliebe und -leben de Schumann, il évoque en moi davantage une histoire émotionnelle et intime. Schumann a peint dans ce cycle un tableau  incroyablement charmant de la vie d’une femme. Grâce à ma propre expérience et à une certaine maturité personnelle et artistique, j’entre maintenant non seulement en résonance avec ce tableau, mais je peux aussi en rendre compte avec mes propres sentiments.

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Elīna Garanča & Malcolm Martineau — Brahms : 5 Gesänge, Op. 71 : III. Geheimnis

Comment travaillez-vous le lied par rapport à un rôle d’opéra ?
La beauté du lied réside pour moi dans le fait que nous pouvons à travers lui nous observer et nous reconnaître. Dans le lied, je me situe dans un espace très privé et personnel, rempli de sentiments intimes, au contraire de l’opéra. Il n’y a ici pas d’interaction directe avec vos partenaires scéniques, pas d’attente de réponse d’un autre chanteur, pas de « ping-pong »  dramatique. Ici, je peux explorer pleinement le son, les contrastes que j’aime tant, pour peindre des images avec ma voix et mes émotions. Parfois, tout ce dont vous avez besoin pour émouvoir l’âme de quelqu’un est une voix et un piano.

Un lied favori au sein du programme ?
Je n’ai jamais une pièce favorite dans un programme ! Le processus de découverte d’images cachées derrière le texte me permet d’interpréter chaque mélodie de différentes manières. Et à travers cette évolution, je me retrouve souvent amoureuse des différents lieder de ce programme. Il m’est donc trop difficile pour moi d’en identifier un ou deux en particulier, et j’aimerais me laisser un peu d’espace pour les sentiments qu’il me reste encore à découvrir, car je crois que ce programme grandira et changera avec moi.

L’été dernier, vous avez chanté au Festival de Salzbourg les Wesendonck Lieder de Wagner, qui préfigurent en quelque sorte Tristan… Aimeriez-vous approcher Brangäne un jour ?
Même si je le souhaite ardemment, je n’ai pour l’heure même pas encore ouvert la porte du monde de Wagner ! En général, une fois que vous assumez un nouveau rôle, soit Amneris et Kundry dans mon cas, les théâtres vous offrent l’occasion de les explorer dans différentes productions et vous restez avec ces rôles pendant quelques années. Qui plus est, la situation actuelle a changé pour toujours la façon dont nous envisageons la planification de notre travail à long terme, et à ce moment précis, nous ne pouvons même pas dire ce qui se passera dans une semaine ou le mois prochain… Et qui sait où nous en serons dans dix ans ! Mais chanter un jour Kundry ou Brangäne à Bayreuth serait comme un rêve absolu devenu réalité…

Elīna Garanča – Wesendonck Lieder (Orchestre : Wiener Philharmoniker, dir. Christian Thielemann, Festival de Salzbourg 2020)