Rencontre avec Pierre-Emmanuel Rousseau

Pierre-Emmanuel Rousseau : « LA CLEMENCE DE TITUS » est tout sauf un opera seria solennel et glacial ».

Comment avez-vous réagi lorsqu’on vous a proposé de monter La Clémence de Titus ? Des « grands » Mozart, ce n’est pas le plus connu, l’œuvre a longtemps été mal aimée, on ne l’a vraiment redécouverte qu’à la fin du XXe siècle…
En fait j’avais l’œuvre en tête depuis un moment et j’avais très envie de la monter, plus que Les Noces ou Cosi qui ressortissent plus au répertoire que je monte habituellement. C’est un opéra étrange, très fort dramatiquement. Il possède les codes de l’opera seria tout en préfigurant par certains aspects les opéras romantiques…

Un aperçu du décor de la production rennoise…

On pense pourtant à Bérénice en lisant le livret de Caterino Mazzolà , ou au Cinna de Corneille, qui met en scène la clémence d’Auguste…
Certes, mais en même temps, le livret possède une dimension profondément humaine et je dirais, en quelque sorte, universelle. C’est probablement l’un des opéras qui supportent le mieux les transpositions, dans quelque cadre, à quelque époque que ce soit.

C’est donc l’aspect humain qui vous intéresse dans l’œuvre, plus que l’aspect politique ?
Ce sont les deux. J’ai conçu ma mise en scène comme un thriller lié au pouvoir, mais je me suis également profondément attaché à l’humanité des personnages, à leur complexité, leurs contradictions. Le personnage de Vitellia, notamment, est d’une très grande richesse. Ce n’est pas une virago uniquement guidée par son désir de vengeance. C’est une femme trahie, dont on a tué le père. Elle a été élevée pour régner : en la privant du trône, on lui enlève tout ce qu’elle connaît. C’est une femme prise de panique, qui se trouve dans une situation intenable : 

c’est la première dame de la cour mais elle n’est pas impératrice, elle vit aux côtés du meurtrier de son père ; par ailleurs, on la prive du seul monde qu’elle connaît, et elle est tétanisée à l’idée de se trouver projetée dans un autre univers qui lui est parfaitement inconnu. Elle se bat pour conserver ce qui est, pour elle, sa raison d’être. C’est en fait infiniment humain…

Comment avez-vous rendu crédible son aveu, son revirement final ? Il y a deux revirements pour le moins inattendus à la fin de l’œuvre : celui de l’empereur, celui de Vitellia…

Pour Vitellia, il n’y a pas de revirement : à partir du moment où le sénat a pris feu sans que le régicide ait lieu, elle ne peut plus revenir en arrière. Vitellia va progressivement disparaître, dans une entreprise complètement suicidaire. Elle sombre totalement dans la folie. Quant à Tito, obsédé par l’image qu’il laissera de lui, il se construit, en pardonnant, une statue pour la postérité. Le lieto fine n’est qu’apparent, et même la musique de Mozart me semble une apothéose « à marche forcée », presque une propagande à la gloire de l’empereur : on est loin du finale lumineux de Fidelio ! À la fin de l’opéra, Sesto et Vitellia, qui ont trahi et sont responsables de centaines de morts, sont littéralement brûlés de l’intérieur. Tito a perdu sa légitimité et se trouve à la tête d’un empire à feu et à sang : quel est l’après pour ces personnages ? Quel avenir est encore possible ? Tito, d’ailleurs (le personnage historique), ne règnera que deux ans. Il est mort de la lèpre après avoir visité une léproserie – ce qui, à l’époque, comportait évidemment de grands risques et peut d’ailleurs aussi s’apparenter à une démarche plus ou moins suicidaire…

L’incendie de Rome (Hubert Robert, vers 1771)

C’est donc bien Vitellia le personnage le plus intéressant de l’œuvre ?
Ce sont en tout cas les conspirateurs. Les airs de Tito sont conventionnels et presque mécaniques, un peu comme ceux d’Alessandro dans Il Re pastore. Ce sont des airs qui permettent à l’empereur de se forger une façade, sa vraie personnalité, ses vrais sentiments n’y transparaissent pas vraiment. Les personnages les plus intéressants et les plus riches musicalement sont effectivement les conspirateurs, et j’y vois là quelque chose, sans doute, de subversif de la part de Mozart. Quand on y pense, cet ouvrage de commande, censé glorifier le pouvoir impérial, met en scène une tentative de régicide, l’incendie du sénat, et fait la part belle aux ennemis de l’empereur, c’est tout de même très étonnant… et ce n’est certainement pas un hasard.
Pour revenir à Vitellia, il y a parfois un peu de la Lady Macbeth shakespearienne ou verdienne dans le personnage. Ou disons plutôt que Verdi a peut-être eu La Clémence de Titus en tête lorsqu’il écrivit le final du premier acte de son Macbeth : le parallèle est pour moi évident entre ces deux personnages de femmes, s’efforçant de garder une apparence « mondaine » alors qu’un drame terrible est en train de se jouer.


Les Fées du Rhin d’Offenbach, vues par Pierre-Emmanuel Rousseau (Opéra de Tours, septembre 2018)

Et Tito ? La figure semble moins riche, mais c’est pourtant le personnage éponyme.
J’ai voulu donner au personnage une dimension quasi shakespearienne. Il y a du Macbeth ou du Richard II dans ce personnage. Tito est un empereur faible, un empereur qui ne veut plus gouverner, mais également un empereur violent, colérique. N’oublions pas que lors de son accession au pouvoir, les Romains ont craint d’être en présence d’un nouveau Néron…

Parlez-nous de votre scénographie et de l’aspect visuel de votre spectacle.
Il y aura une référence visuelle explicite : celle des Damnés de Visconti. Vitellia est un peu le pendant de Sophie von Essenbeck, le personnage joué par Ingrid Thulin. Plus Sophie von Essenbeck plonge dans l’abjection, plus elle disparaît, sous des habits, des maquillages qui, en fait, la dissimulent aux regards. Elle finit par devenir un quasi fantôme… Ma Vitellia suit un peu le même parcours. Je suis ravi que Roberta Mameli interprète le rôle, c’est l’une des plus grandes actrices avec lesquelles il m’a été donné de travailler.

Si je vous suis bien, votre lecture de l’œuvre n’est pas une relecture : vous allez en fait au bout de la logique du drame.
Je vais en tout cas au bout de la logique de Mozart et de ce que sa musique me dit.  Il y a pour moi un hiatus entre ce que dit le texte et ce qu’exprime la musique. (Cela n’enlève rien, d’ailleurs, à la qualité du livret que je trouve pour ma part très solide et très bien écrit). La Clémence de Titus est tout sauf un opera seria solennel et glacial. C’est un peu comme avec Aida : derrière le cadre spatio-temporel quelque peu lointain, au-delà d’un décor un peu hiératique, restent trois ou quatre personnages déchirés par leurs passions et leurs pulsions. La Clémence est pour moi, avant tout, un drame profondément humain, dont les personnages ont une réelle épaisseur psychologique. C’est cette dimension-là de l’ouvrage que j’ai tenté de mettre au jour.

Interview réalisée par Stéphane Lelièvre, février 2020