Récital Bruno de Sá au festival d’Ambronay –  Sá comme Sarrasine

En 2005, Cecilia Bartoli rendait hommage aux castrats romains avec son disque Opera proibita. Sur son nouveau disque, sorti depuis une dizaine de jours chez Erato, Bruno de Sá en fait autant, sous un titre assez semblable : Roma travestita. Plus précisément, il s’attarde sur les personnages féminins que Rome exigeait de voir incarnés par des hommes, les femmes étant interdites sur scène ; les castrats sopranos arrivaient même parfois à tromper le public, comme le raconte Balzac dans sa fameuse nouvelle Sarrasine. Il y a donc là du trouble dans le genre, selon une ambiguïté que cultivent aujourd’hui volontiers nos modernes équivalents des castrats : sur la pochette de son dernier disque, Samuel Mariño apparaît tout en mousseline et semelles compensées, tandis que Ray Chenez opte sur ses photographies pour un look totalement trans. Pour son concert à l’abbatiale d’Ambronay, Bruno de Sá arbore une tenue plus ambiguë : costume croisé à rayures, avec veste cintrée au revers ornée d’une broche à brillants, courte barbe mais œil charbonneux.

Autour de lui, l’ensemble Il Pomo d’Oro, réduit pour l’occasion à six instrumentistes, Francesco Corti, principal chef invité, tenant également la partie de clavecin. Commence un rituel parfaitement réglé, qui verra tout au long du concert se succéder une pièce orchestrale – ouverture d’opéra, sonate en trio, concerto à quatre – et deux pièces vocales. Le programme chanté réunit des extraits d’opéras romains, allant des années 1720 (Griselda de Scarlatti fut créé à Rome en 1721, et c’est pour le même Teatro Capranico que Vivaldi écrivit Il Giustino en 1724) à 1760, où fut donné La buona figliuola, un des premiers opéras de Piccinni, sur un livret de Goldoni d’après le roman Pamela de Richardson, toutes ces partitions ayant évidemment pour point commun d’avoir vu le jour interprétées exclusivement par des hommes.

Comme il s’agit avant tout de mettre en avant la virtuosité du chanteur, la majorité des arias expriment ici la fureur de femmes outragées, amantes ou – et c’est un peu plus étonnant, avec les couleurs si claires et juvéniles de la voix du sopraniste – mères. Bruno de Sá fait ici tout ce qu’on attend de lui : suraigus vertigineux, notes interminablement tenues, guirlandes de picchiettati, etc. L’artiste prend un visage sérieux, mais on le soupçonne de ne jamais totalement se départir d’un certain sens de l’autodérision, qui fait merveille dans l’air extrait d’Achille in Sciro de Giuseppe Arena, où Déidamie se targue de son insensibilité aux assauts du sexe masculin, le chanteur tirant alors sur les pointes de sa lavallière blanche pour souligner la vanité du personnage. Et il sait se montrer suprêmement émouvant dans les airs lents, comme l’admirable « Senza l’amato ben » du Giustino ou « Timida pastorella » extrait d’Adelaide de Gioacchino Cocchi. C’est cette même modération du tempo qui caractérise l’air commandé par Ambronay au compositeur américain Jherek Bischoff (né en 1979), dont Bruno de Sá a créé le premier opéra, Andersens Erzählungen, à Bâle en 2019.

Accueilli par des acclamations nourries, les artistes accordent deux bis, qui reflètent également ces deux tendances musicales. Le premier, « Son qual nave ch’agitata » de Riccardo Broschi, le frère aîné de Farinelli, est une aria di paragone comme il y en a tant, où le personnage compare ses tourments à ceux qu’endure un navire malmené par la mer : on y retrouve toute les vocalises les plus ébouriffantes. Mais le second, un air lent, fascine d’autant plus que l’on y reconnaît les paroles du célébrissime largo du Serse de Haendel, « Ombra mai fu », sur une mélodie bien distincte et qui adopte pourtant la même découpe, en partie imposée par le texte. Renseignements pris, il s’agit de la version de Bononcini, le grand rival du Saxon à Londres, dont le Serse date, lui, de 1694. Et ces deux bis nous éloignent à la fois des héroïnes et de Rome : si Serse y fut effectivement créé, l’air de Broschi, lui, était destiné à un Artaserse conçu avec Hasse pour Londres, et dans les deux cas, c’est un homme qui s’y exprime. Eh oui, les castrats savaient tout faire, au XVIIIe siècle.

Les artistes

Bruno de Sá, sopraniste

Ensemble Il Pomo d’Oro, direction musicale et clavecin : Francesco Corti

Le programme

Récital « Roma travestita, l’art des castrats ».

Abbatiale d’Ambronay, samedi 24 septembre 2022, 15h