Récital Karine Deshayes au Capitole : le parfum impérissable de la mélodie fin-de-siècle

Karine Deshayes en récital au Capitole de Toulouse

S’il existe une géographie des lieux imaginaires, la mélodie française est l’un de ses archipels. L’arpenter lors du récital de Karine Deshayes et Philippe Cassard est une Invitation au voyage pour le public du Capitole de Toulouse, ce 21 avril.

L’épure du poème et de sa mise en musique

Miser exclusivement sur la mélodie française fin-de-siècle pour un récital devient une rareté hors des manifestations liées aux Musées. Les deux artistes se concentrent sur quatre compositeurs marquants de ce genre et de cette période – Charles Gounod, Gabriel Fauré, Henri Duparc et Maurice Ravel – au prisme de la poésie romantique et symboliste (de Lamartine à Leconte de Lisle) et orientaliste avec Tristan Klingsor. Grâce à la déclamation soignée de Karine Deshayes et à l’écoute du pianiste, nous ne perdons pas un vers de ce vagabondage poétique.

Images et imaginaires s’entrelacent pour l’auditoire subjugué, bien que le Théâtre du Capitole ne soit pas rempli entre deux représentations de Jenufa. Les ambiances nocturnes ouvrent le paysage, paisible avec L’Absent, puis Le Soir (Lamartine) sur les galbes mélodiques de Gounod. Le versant orientaliste s’entrouvre avec Shéhérazade de Ravel sur les vers Klingsor. L’auditeur s’envole vers les cadis, vizirs ou mandarins fantasmés, tandis que l’aigu du piano se métamorphose en « Chanson de flûte où s’épanche tout à tour la tristesse ou la joie ». Après l’entracte, les senteurs florales des Roses d’Ispahan ou du Parfum impérissable sont distillées par Fauré sous les vers de Leconte de Lisle. L’heure des « soleils mouillés » de Baudelaire est ensuite venue, riche des colonnes harmoniques ou arpégées que ménage Henri Duparc. Le vagabondage s’achève sur la déclamation paroxysmique de « l’Astre, incliné sur sa courbe éclatante / Verra ses ardeurs s’apaiser » (Phidylé) que les syncopes pianistiques vont chavirer. Voix et piano enveloppent ce que les images poétiques esquissent …

La complicité de deux artistes

Karine Deshayes et Philippe Cassard semblent d’une complicité ancienne (proviendrait-elle de leurs études au Conservatoire de Paris ?) Bien que leur hommage posthume aux pianistes Radu Lupu et Nicolas Angelich soit exprimé avec une émotion tangible (en clôture de concert), leur récital est d’une tenue exemplaire.
Le jeu pianistique de Philippe Cassard, plus mélodique qu’harmonique, est bien celui d’un accompagnateur attentif, dévoilant la richesse des timbres à compter du cycle ravélien. Celui-ci est précédé de la Pavane pour une infante défunte. L’été 2021, nous avions apprécié sur la même scène toulousaine le jeu de Bertrand Chamayou, accompagnant le récital de Sophie Koch.

La simplicité est une qualité qui habite toute prestation de Karine Deshayes, émouvante Charlotte dans Werther au Capitole (2019) et interprète belcantiste d’exception (Festival de Pesaro, 2021). L’interprétation de la mélodie est d’une sobre simplicité qui fuit l’extériorité de la scène opératique. En cela, elle est souveraine par rapport à ses consœurs récitalistes. 

© Patrice Nin

Pour chaque poème, elle combine le sens du phrasé musical au sens global du vers (ou de la strophe) selon un même élan, le tout étant garanti par un souffle à toute épreuve. L’art des sons filés sous-tend cet arc, sans se priver de légers appuis sur certaines images – Les donneurs de sérénades Et les belles écouteuses chez Verlaine/ Fauré. Suavité et raffinement sont les autres qualités déployées par la chanteuse, glissant sur les voyelles claires du Clair de lune, fluidifiant les allitérations de L’Invitation au voyage ou tenant le vibrato à distance pour Extase. C’est dans l’expression sensuellement pudique du « Chaud parfum [qui] circule au détour des sentiers » (Phidylé) que sa palette de couleurs mûrit.

Entre-temps, l’espièglerie hispanisante du Boléro de Gounod (poésie de J. Barbier) sonne lumineusement jusque dans l’aigu (contre-ré ?). Une mezzo (rossinienne) qui devient soprano après 30 ans de carrière : incredible ! Pouvons-nous seulement regretter que la chanteuse attende la dernière mélodie (Phidylé) pour aborder le « par cœur » ? Encore faut-il rappeler qu’elle remplaçait il y a peu une artiste dans la production d’Anna Bolena au Théâtre des Champs Elysées.

Un bis joyeux répond aux attentes de l’auditoire. Un nouveau boléro, non celui de Gounod (au programme) mais celui de Léo Delibes – Les Filles de Cadix – transporte le public tant la malice et le brio dansant de Karine sont étincelants !

  • Une amoureuse flamme, airs d’opéras français par Karine Deshayes et l’Orchestre Victor Hugo, dir. -F. Verdier, label Klarthe Records.
  • Portraits de famille, émission de Philippe Cassard chaque samedi sur France Musique.

Les artistes

Karine Deshayes, mezzo-soprano
Philippe Cassard, piano

 

Le programme

  • Charles Gounod, mélodies L’Absent, Le Soir, Boléro
  • Maurice Ravel, Pavane pour une infante défunte (piano) ; mélodies Shéhérazade (Asie – La flûte enchantée – L’Indifférent)
  • Gabriel Fauré, mélodies Les Roses d’Ispahan, Mandoline, Clair de lune, Le Parfum impérissable, L’hiver a cessé
  • Henri Duparc, mélodies L’Invitation au voyage, Chanson triste, Extase, Phidylé

Bis : Léo Delibes , Les Filles de Cadix