Naples, Medea : de Cherubini à Lars von Trier

Medea, Naples, Teatro san Carlo, samedi 13 décembre 2025

En reine de Colchide, Sondra Radvanovsky s’offre un triomphe mérité en ouverture de la saison parthénopéenne, dans une luxueuse nouvelle production signée Mario Martone, largement inspirée de l’esthétique de Melancholia, drame psychologique de Lars von Trier.

La Médée de Cherubini vue par Mario Martone, entre tragédie antique et drame bourgeois

Il est étonnant de constater, dans les pages du programme de salle du Teatro San Carlo, comme toujours particulièrement soigné, que Medea, l’une des œuvres pivot de tout le répertoire lyrique du XIXe siècle musical, n’avait jamais été représentée dans la plus ancienne maison d’Opéra d’Europe (1737) !

Cette entrée au répertoire de la scène napolitaine constituait donc, avant même tout commentaire critique, un évènement dont la nouvelle direction artistique de Fulvio Adamo Macciardi, dont c’était le spectacle d’ouverture, ne peut que se féliciter, et ce d’autant plus que nous avons assisté à un spectacle d’une beauté esthétique particulièrement saisissante.

Lorsque le rideau se lève, on est immédiatement bluffé par le caractère imposant de la demeure du roi de Corinthe, éclairée de mille feux en ce jour de célébration nuptiale pour Glauce, la fille de Créon. Immédiatement, on pense à la célèbre demeure gothique de la série britannique Downton Abbey, une impression qui va se mêler, aux deux actes suivants, aux réminiscences assumées avec le film de Lars Von Trier, Melancholia : même pelouse si verte, même mariée, en robe blanche, errante dans le parc tandis que se profilent, magnifiques, en fond de scène, le globe terrestre et la mystérieuse planète menaçant d’entrer en collision.

Dans la scénographie de Carmine Guarino, avec sa terrasse à la statuaire antique, sa table de banquet dressée dans le parc, ses magnifiques chandeliers et sa mer Méditerranée au mouvement parfaitement réglé – on doit les lumières et la vidéo à Pasquale Mari et Alessandro Papa – l’importance du Sud est particulièrement soulignée. Lorsque l’élément aquatique, déchaîné, finit par envahir le plateau, on ne peut s’empêcher de penser au sort de ces nombreuses cités, réelles ou imaginaires, englouties par les eaux.

Pourtant, si cette scénographie est particulièrement riche, elle ne répond que partiellement aux attentes qu’appelle la mise en scène de l’un des thèmes fondateurs de notre civilisation occidentale : en effet, ce décor, aussi beau soit-il, ne nous plonge ni dans le mythe ni dans le temps imaginaire sensé survivre à toute temporalité que l’on trouve depuis le texte d’Euripide (431 avant notre ère) jusqu’au livret de François-Benoît Hoffmann, adapté en italien par Carlo Zangarini. Pourtant, dans sa vision de l’espace scénique, Mario Martone insiste largement sur sa volonté d’associer la salle du San Carlo, véritable évocation, selon lui, de l’Agora antique. Faisant descendre le chœur et les solistes dans les rangées du théâtre – au risque d’une subite impression d’agglutinement – Martone n’a de cesse de vouloir faire partager sa vision de Medea, ici moins barbare et lointaine que très proche des dépressions, du délitement social et de l’assèchement des relations humaines de notre temps. C’est bien vu dans le programme de salle mais ce n’est pas toujours ce que présente la scénographie qui, en situant la trame dans la vision cinématographique précitée, fait de cette histoire intemporelle un simple drame bourgeois, aux costumes particulièrement élégants et signés Daniela Ciancio.

Grands oubliés, selon nous, de cette production : les enfants de Jason et Médée, auxquels on peine, ici, à s’identifier, là où la production madrilène de Paco Azorín, donnée pour l’ouverture du Teatro Real, en 2023, prenait bien davantage le parti, allant jusqu’à en faire les destinataires ordinaires d’une violence parentale banalisée dont les médias actuels se font régulièrement l’écho. Rien de tel dans la mise en scène de Mario Martone où ces deux jeunes adolescents, qui ne sont pas d’authentiques protagonistes mais seulement des figurants, finissent par disparaître dans les flots lointains…

Un bonheur d’écoute pour l’orchestre, le chœur et une équipe de solistes de belle envergure

Remis de sa direction de Partenope, la veille, Riccardo Frizza donne à la tragédie lyrique qu’est Medea toute sa dimension tempétueuse, dès une ouverture qui sonne avec toute l’énergie indispensable à cette musique si dramatique. Avouons, sans aucun chauvinisme, préférer à la version italienne l’original français, avec récitatifs chantés, qui contribue davantage à la construction architecturale de cette partition unique et à la mise en relief d’un texte, si voisin de la tragédie classique des Corneille et Racine… Aucun temps mort, cependant, dans cette battue qui fait le choix de tempi vigoureux et d’un langage musical lorgnant vers le Grand Opéra (celui de La Juive en particulier) et la mise en valeur du chœur, superbement préparé par Fabrizio Cassi. Personnage à part entière, ici, le chœur napolitain enchaîne avec bonheur les moments élégiaques aux fureurs de ses interventions finales. Dans cette fort belle soirée musicale, on aurait tort d’oublier le basson solo, si poétique, de Giovanni Costa, venu introduire l’air de Néris, l’un des sommets de l’ouvrage et l’un des rares moments d’apaisement dans une partition le plus souvent sous tension.

Pour son entrée au répertoire, la distribution réunie par les équipes artistiques du San Carlo ne présente pas de maillon faible.

Après avoir, tout d’abord, apprécié les voix de Maria Knihnytska et Anastasiia Sagaidak, suivantes de Glauce, c’est donc à cette dernière de convaincre l’auditoire : Élève de l’académie du San Carlo, Désirée Giove dispose d’une voix souple, au matériau homogène, dont les qualités de projection et la finesse interprétative sont à souligner même si, à ce stade, l’aigu nous a semblé encore étroit.

Dès ses premières phrases, le Créon de Giorgi Manoshvili fait preuve d’une intelligence du texte et des récitatifs qui force le respect et permet encore davantage d’apprécier ses graves abyssaux : un interprète dont on aime à suivre, depuis maintenant quelques saisons, le développement vocal admirable.

Comme on pouvait s’y attendre, la Néris d’Anita Rachvelishvili inscrit immédiatement sa prestation dans celles dont on se souvient, longtemps après la fin de la représentation. Dans son air « Alla reggia urlando corre » puis dans son duo du dernier acte avec Medea, la contralto géorgienne fait entendre les couleurs mordorées d’un organe idéal pour ce type d’emploi, permettant de développer des graves que l’on retrouve impressionnants, comme nous avions déjà pu le constater dans notre compte-rendu de Rusalka, la saison dernière.

On retrouvait en Giasone, Francesco Demuro, déjà entendu dans le rôle à Madrid, pour l’ouverture de la saison 2023-2024. Si l’émission demeure placée haut dans le masque et le timbre n’est pas des plus attachants, Demuro sait délivrer du personnage une interprétation cohérente. Son chant nuancé est un plaisir pour l’oreille et il ne faiblit pas dans les affrontements avec son impressionnante épouse ! Il faut dire que celle-ci trouve en Sondra Radvanovsky une interprète à sa démesure ! Marqué, en ce qui nous concerne, par la diffusion, dans les cinémas, de sa prestation au Lincoln center, on était curieux d’entendre en salle la soprano lirico spinto canadienne dans un emploi aussi hallucinant. À Naples, devant un public survolté, Sondra Radvanovsky se sort avec les honneurs des sauts d’octave quasi-permanents d’une partition aux écueils si fréquents ! Sachant capter la bienveillance du public, dès ses premières phrases « Popolo, no ! non devi tu tremar », par un chant qui sait se faire nuancé, la chanteuse cloue le public à son fauteuil, dès que la partition met l’accent sur le désespoir du personnage, en particulier, dans les duos avec Giasone ou dans le tutti agité du deuxième acte face à Créon et sa cour. Entrant parfaitement dans la conception du personnage, tel que vu par Mario Martone, l’artiste impressionne dans une vision qui, sans jamais se confondre avec celle d’une furie antique, est tout de même assez dérangée pour adresser des sourires et des gestes bienveillants de la main à celle – Glauce – qui sera bientôt sa victime ! Si la voix n’est pas toujours sans défaut, c’est tout de même un sacré numéro que cette grande dame du chant nous donne à entendre ! La scène finale, enfin, donne l’occasion à Sondra Radvanovsky de se jeter dans la bataille avec toutes ses ressources et de remporter l’un des plus beaux triomphes entendus sur la scène napolitaine.

Les artistes

Medea : Sondra Radvanovsky
Jason : Francesco Demuro
Néris : Anita Rachvelishvili
Créon : Giorgi Manoshvili
Glauce : Désirée Giove
Première suivante : Maria Knihnytska
Seconde suivante : Anastasiia Sagaidak
Un chef de la Garde du Roi : Giacomo Mercaldo

Orchestre du Teatro Real, direction : Riccardo Frizza
Chœur du Teatro San Carlo, direction : Fabrizio Cassi
Espace et Mise en scène : Mario Martone
Scénographie : Carmine Guarino
Costumes : Daniela Ciancio
Lumières : Carmine Guarino Video : Alessandro Papa
Chorégraphie : Daniela Schiavone

Le programme

Medea

Tragédie lyrique en trois actes Luigi Cherubini, livret de François-Benoît Hoffmann (version italienne : Carlo Zangarini) basée sur la tragédie d’Euripide, créée au Théâtre Feydeau à Paris, 13 mars 1797.
Naples, Teatro san Carlo, représentation du samedi 13 décembre 2025.