Nice : en – bonne – Company de Sondheim …. O what a beautiful… evening!

Company, Opéra de Nice, samedi 29 novembre 2025
Enfin ! C’est le mot qui vient immédiatement à l’esprit en contemplant la salle, pleine à craquer et enthousiaste, du théâtre de la rue Saint-François de Paule à l’issue de la première de Company, l’un des plus incontournables chefs- d’œuvre du théâtre musical nord-américain, cinquante-cinq après sa création sur Broadway.
Retour sur les conditions d’un triomphe et sur un show qu’il faudra voir et … revoir !
Un spectacle totalement cohérent bâti sur une ingénieuse scénographie
On connait, depuis maintenant plusieurs années, la propension de Génération Opéra (Centre Français de Promotion Lyrique jusqu’en 2021) à favoriser l’insertion et la promotion de jeunes artistes lyriques : des coproductions de grande qualité, telles que, ces dernières saisons, Le voyage dans la lune, ont ainsi permis la découverte et la visibilité de nouveaux talents, ce qui constitue – selon nous du moins – la plus belle des missions pour les décideurs de l’art lyrique de demain.
Avec la dynamique présidence de Jérôme Gay, on n’avait pas vraiment été étonné d’apprendre que l’œuvre incontournable de Stephen Sondheim ferait partie des projets futurs de Génération Opéra et que le choix se porterait sur Company, l’une des comédies musicales les plus emblématiques du compositeur américain, l’une de celles, également, qui permet le mieux le développement d’un projet collectif. Ancien directeur-adjoint de l’Opéra de Toulon, la passion de Jérôme Gay pour le théâtre musical est une évidence quand l’on se souvient du rôle qu’il a joué dans le passage à la réalisation concrète de projets aussi fous que la création française de Follies, Wonderful Town ou South Pacific sur la scène varoise.
Rêver de Company est une chose, trouver les maîtres d’œuvre et les artistes pour lui donner corps en est une autre tout comme, encore, embarquer dans l’aventure de la coproduction quelques treize scènes, prêtes à entrer dans de nouvelles formes de synergies : c’est pourtant ce pari, qui pourrait sembler risqué dans le monde de la Culture tel qu’il va aujourd’hui, qui a été relevé par Génération Opéra et qui, à ce stade, a largement été amorti sur la scène niçoise.
C’est ainsi que le si intelligent décor de ce spectacle, signé Barbara De Limburg, a été réalisé par les Ateliers de l’Opéra de Nice Côte d’Azur : un bel exemple de cette mise en synergie que l’équipe de direction de Génération Opéra appelle de ses vœux !
Concept musical (comédie musicale conceptuelle), Company trouve son origine dans une série de pièces courtes, écrites initialement pour le théâtre par George Furth. Convaincu par le grand producteur Harold Prince d’en réadapter certaines pour les besoins d’un show, Furth va ainsi remplir la première des conditions d’un succès sur Broadway : disposer d’un texte de haute qualité.
Le fil conducteur de l’intrigue repose sur la difficulté du personnage principal, Robert – que ses amis appellent indifféremment Bobby/Bob/Robby/Robbo – à s’engager dans une relation amoureuse stable, alors qu’il vient d’avoir 35 ans, dans une société de plus en plus déshumanisée. Ne reposant pas sur une histoire linéaire mais davantage sur une succession d’histoires autonomes qui n’ont pas de lien entre elles, c’est la présence continue du jeune célibataire new-yorkais qui donne pleinement son assise à l’histoire.
Écrite au début des années 1970, Company est, en outre, une œuvre à la fois marquée par son époque – celle des États-Unis de Nixon, en proie au doute sur leur leadership, alors que le conflit au Vietnam s’enlise et que la mission Apollo 13 échoue… en avril de ce même mois où la comédie musicale de Sondheim ouvre à l’Alvin Theatre, pour quelques 705 représentations… – et totalement transposable à d’autres générations, par les thématiques et les questionnements universels qu’elle soulève : l’engagement, l’individualisme, la solitude, la liberté…
Adapté en français par Stéphane Laporte, l’un des traducteurs de comédies musicales anglo-saxonnes les plus doués de notre époque, le texte de Furth s’imbrique parfaitement aux lyrics du compositeur – qui demeurent évidemment en langue originale ! – et se voit ainsi approprié par de nouvelles générations, bien représentées dans la salle le soir de la première : on avoue ici avoir eu plaisir à ressentir la joie, le rire mais aussi l’émotion de cette salle qui, dans sa majorité, découvrait le monde de Sondheim, mais se retrouvait peut-être dans un environnement proche de celui de cinéastes tels que Woody Allen ou de séries TV bien connues, d’Ally Mc Beal à Desperate Housewives…
Ce plaisir partagé avec toute une salle, on le doit également à l’imbrication parfaite entre une scénographie particulièrement ingénieuse – signée Barbara De Limburg – et une mise en scène, que l’on doit à James Bonas, qui sait ce que théâtre musical veut dire en termes de rythme.
Il convient ainsi de saluer sans réserve une scénographie reposant, tout à la fois, sur un décor authentique mêlé à du mapping video subtilement dosé – que l’on doit à Anouar Brissel -, nous transportant d’appartements new yorkais au design confortable à la terrasse d’un building d’où l’on admire le skyline de Big Apple – car Company est aussi un hymne à la ville qui ne dort jamais ! – mais aussi d’un quai de métro ou d’une avenue rugissante à un coin de nature dans Central Park (?) ou à une discothèque branchée des années 70…
La direction d’acteurs, au cordeau tout en donnant une apparence de légèreté, permet au public d’entrer dans la psychologie de Bobby, de ses cinq couples d’amis et de ses trois copines. Reposant principalement sur la mise en valeur d’un texte à l’humour décapant, souvent sophistiqué, qui promène le spectateur du comique au dramatique, la théâtralisation insufflée par James Bonas ne connaît pas de temps mort, s’appuyant sur des costumes jamais cheap, signés Nathalie Pallandre, et sur cette « mise en mouvement » des quatorze personnages – chère au génial chorégraphe de la création, Michael Bennett – dont Ewan Jones et son assistante Stéphanie Bron, en charge de la reprise, savent capter les énergies : il en résulte, en début de deuxième partie, un numéro d’ensemble « Side By Side By Side/ What would we do without you ? » absolument électrisant, porté au pinacle par les lumières et les néons, à la fois poétiques et psychédéliques, de Christophe Chaupin.
Orchestre et solistes en osmose avec la baguette au swing communicatif de Larry Blank
C’est en collaboration étroite avec les théâtres co-producteurs que la direction artistique de Génération Opéra et le chef d’orchestre Larry Blank ont réalisé cette distribution : disons-le d’emblée, c’est du cousu main, ce qui nous rappelle impérieusement, si besoin en était, que la construction d’un spectacle lyrique ou de théâtre musical est avant tout un travail d’artisanat, au sens noble de la parole !
Maîtrisant la prosodie, pas toujours évidente, des paroles de Sondheim, jonglant constamment entre vis comica et vis dramatica mais devant également se comporter en authentiques acteurs de comédie dramatique voire, pendant le showstopper « Side By Side By Side », en danseurs maitrisant l’art du tap dance, les artistes de la distribution réunie sont parmi les meilleurs que l’on ait vus sur scène, dans une comédie musicale de celui que la profession appelait, de son vivant, God !
Immergés dans certaines tranches de vie du quotidien des amis de Bobby, on est tout d’abord bluffé par le rythme incroyable de la scène qui voit Sarah et Harry – Marion Préïté et Arnaud Masclet – se livrer devant nous à une démonstration burlesque de karaté puis par la voix veloutée de ce dernier dans la chanson « Sorry-Grateful », première d’une série de mélodies dans le plus pur style sondheimien où l’humour n’est jamais très éloigné d’un sentiment pessimiste…
Avec Peter et Susan – Joseph De Cange et Camille Mesnard – on se retrouve plongé dans l’esprit de la comédie hollywoodienne de grande tradition puisque si aucune chanson n’est confiée à ce couple, il lui revient tout de même de faire monter de quelques degrés le rire et l’émotion simple, d’abord par la révélation d’un divorce que rien ne laisse présager, sur fond romantique de lumières et de bruits de la ville, puis par l’aveu des expériences homosexuelles de Peter… .
À l’identique, mais avec pour objectif d’amener un éclairage sensible sur le goût des choses que l’on fait, à l’intérieur d’un couple, pour faire plaisir à l’autre, le duo David et Jenny trouve en Loïc Suberville et Eva Gentili deux interprètes irrésistibles dans une scène de consommation de marijuana, absolument désopilante !
Particulièrement placé sous les feux de la vision féroce qui est celle de Sondheim sur l’engagement matrimonial, Paul et Amy – Sinan Bertrand et Jeanne Jerosme – ne sont pas encore mariés mais partagent leur vie depuis déjà longtemps !
Au-delà de la différence confessionnelle – Paul est juif et Amy catholique – c’est bien davantage le caractère névrosé d’Amy, et sans doute aussi le fait qu’elle n’aime pas assez son conjoint pour parvenir à dépasser sa peur panique du mariage, qui donne à son fameux « Getting Married Today » sa dimension totalement dingue – au sens littéral du mot ! – dans une construction musicale qui permet de rappeler que Sondheim a été influencé par le minimalisme et la répétitivité musicale de Steve Reich. Quelle agilité confondante dans le débit mitraillette de Jeanne Jerosme et quel jeu scénique déjanté : il faut la voir escalader le réfrigérateur pour tenter d’éteindre la voix céleste émanant du transistor qui, lui aussi, lui martèle la beauté de l’engagement qu’elle s’apprête à prendre… sur fond parodique de choral de Bach ! L’un des moments les plus délirants de la soirée.
Couple le plus sophistiqué de l’entourage de Bobby, Larry et Joanne trouvent en Scott Emerson et Jasmine Roy deux artistes de poids. Tous deux bien connus des diverses productions de comédie musicale dans l’espace francophone – on se souvient, en particulier, de Scott Emerson dans la toute première distribution de Singin’in the Rain mise en scène par Jean-Louis Grinda puis de son rôle de chanteur de charme dans Follies à l’Opéra de Toulon, et l’on n’est pas prêt d’oublier les incarnations de Jasmine Roy en Bloody Mary de South Pacific puis en Ruth Sherwood de Wonderful Town – ils brossent ici, en quelques scènes, le portrait de deux viveurs new-yorkais. Evoluant sur la piste d’un night-club dans des mouvements déchainés fleurant bon les années 70, Emerson est également doté d’une voix au grain bien reconnaissable, dont l’accent américain natal fait merveille.
Succédant dans le rôle de Joanne à des ladies illustres de Broadway telles qu’Elaine Stritch – la créatrice – ou Patti Lupone, Jasmine Roy délivre avec « The Ladies Who Lunch » – autre grand standard de Sondheim – un morceau d’anthologie, susurré à notre oreille façon torch song d’après minuit ! Inoubliable, d’ores et déjà.
Des Girlfriends de Bobby – Kathy, April et Marta – on est d’abord électrisé par l’apparition vocale et scénique dans le trio « You Could Drive a Person Crazy », façon Andrews Sisters des années 40, d’autant plus qu’ici chorégraphie et scénographie fusionnent, tout en laissant apparaître derrière ce trio au swing délicieusement suranné de petits éclairs psychédéliques en mapping, pour le plus grand enchantement des spectateurs.
En Kathy, jeune femme de province venue à New York, Lucille Cazenave est aussi convaincante scéniquement que vocalement tout comme April, l’hôtesse de l’air, si délicieusement saute, de Camille Nicolas à laquelle revient d’interpréter, avec Bobby, le duo « Barcelona » : là encore un moment à la fois hilarant et terriblement cruel sur la relation amoureuse.
On se doutait que Neïma Naouri prendrait la lumière dès son entrée en scène en Marta, un rôle de jeune newyorkaise délurée et passablement dérangée dans sa croyance d’être, à elle-seule, le centre névralgique de la Ville ! Dans la chanson à l’urbanité haletante « Another Hundred People » écrite par Sondheim dans un style Pop irrésistible, Neïma Naouri, avec une voix aux raucités fascinantes, confirme à nouveau qu’elle est tout simplement l’une des plus authentiques Entertainer de notre époque. On adore.
Créé par l’acteur-chanteur Dean Jones, puis très vite repris par Larry Kert – le Tony de la création de West Side Story -, le rôle de Bobby est l’un des plus profonds, psychologiquement, du théâtre musical contemporain. A la fois séduisant mais énigmatique célibataire, plutôt adepte des nuits sans lendemain, Bobby est un métrosexuel des années 70 dont les deux premières chansons, « Someone is waiting » et « Marry me a little », confirment l’errance dans la ville et dans les choix à faire, tandis que la dernière, la sublime « Being Alive », avec laquelle le show quasiment se termine, semble lui donner, enfin, une direction de vie, un chemin vers sa propre liberté.
Sans vouloir donner au rôle une dimension trop exagérée, Gaétan Borg est un Bobby idéal, tant par un jeu de scène qui suggère souvent, plus qu’il ne martèle, les diverses facettes d’un homme dans toute sa complexité, que par une voix dont les résonateurs et la souplesse permettent une belle prise de risques, jusque dans les aigus filés les plus périlleux. Sans nul doute, un artiste de belle facture, que l’on aura plaisir à revoir… y compris dans le même rôle !
Artisan absolu du succès de cette entreprise collective, le chef d’orchestre et arrangeur américain Larry Blank constitue à lui seul une page de l’histoire du théâtre musical de Broadway.
Déjà applaudi à maintes reprises sur la scène de l’Opéra de Toulon, dans ce même répertoire, nous avions plaisir à retrouver sa bonhomie et son immense culture d’un répertoire qu’il a pratiqué au contact de personnalités telles que Stephen Sondheim, Jerry Herman ou Marvin Hamlish, à la fois à New York mais également dans le monde entier, en accompagnant quelques-uns des grands noms de la comédie musicale, de Bernadette Peters à Bette Midler en passant par Michael Crawford.
Grâce à une section rythmique (clavier, batterie et guitare) qui donne toute l’assise jazzy à cette musique si urbaine et à quatre pupitres de saxophones venus renforcer l’orchestre philharmonique de Nice, la soirée à laquelle nous avons assisté côtoie les meilleurs orchestres anglo-saxons et nous rappelle combien Sondheim, lui-même, lorsqu’il se rendait au théâtre du Châtelet dans les années Choplin, avait plaisir à venir écouter sa musique interprétée par de grandes formations ! Dans le même esprit, Larry Blank sait dégager toutes les subtilités harmoniques d’un compositeur élevé, tout à la fois, dans l’amour de la comédie musicale américaine et de la musique française du début du dernier siècle (Debussy, Ravel, Satie) sans pour autant négliger la modernité américaine des Milton Babbitt, Steve Reich et autres Philip Glass. Sous sa baguette à l’apparence cool mais à la précision redoutable, la phalange niçoise sait se faire souple et swinguante et prend visiblement beaucoup de plaisir.
Et oui… O what a beautiful evening !
Robert/Bobby : Gaétan Borg
Joane : Jasmine Roy
Larry : Scott Emerson
Amy : Jeanne Jerosme
Paul : Sinan Bertrand
Sarah : Marion Préïté
Harry : Arnaud Masclet
Susan : Camille Mesnard
Peter : Joseph De Cange
Jenny : Eva Gentili
David : Loïc Suberville
April : Camille Nicolas
Marta : Neïma Naouri
Kathy : Lucille Cazenave
Orchestre Philharmonique de Nice, direction : Larry Blank (assisté de Charlotte Gauthier)
Section rythmique :
Clavier : Charlotte Gauthier
Batteur : Samuel Domergue
Guitariste : Mathias Minquet
Saxophonistes : Roland Seilhes, Nicolas Fargeix, Clément Caratini, Stéphane Cros
Mise en scène : James Bonas (assisté de Maël Burnouf et Stéphanie Bron)
Chorégraphie : Ewan Jones
Scénographie : Barbara De Limburg (assistée de Esther Granetier)
Costumes : Nathalie Pallandre
Lumières : Christophe Chaupin
Vidéo : Anouar Brissel
Sound design : Unisson design
Company
Comédie musicale de Stephen Sondheim, Paroles des chansons Stephen Sondheim, livret de George Furth, créée le 26 avril 1970 à l’Alvin Theatre, Broadway, New York
Traduction du livret : Stéphane Laporte
Opéra de Nice, représentation du samedi 29 novembre 2025.