Le Winterreise du wanderer Ian Bostridge : une expérience bouleversante

Die Winterreise, Paris, Athénée – Louis Jouvet, mardi 18 novembre 2025
Il est là, sombre, prostré en fond de scène. Le public s’installe mais le wanderer est déjà là, image inusuelle et inoubliable. On le sent déjà : Ian Bostridge habite le personnage qu’il va chanter. Un vieillard mélancolique est là aussi, pieds ballants, qui revient à l’extrême fin du spectacle après être allé s’assoir au premier rang pour revivre son histoire. Son visage semble interroger cet ailleurs que sondent les vingt-quatre mélodies du cycle schubertien.
Dès le Gute Nacht initial, Julus Drake fait ressortir les dissonances de la partition, comme une brûlure, une déchirure, une faille. La plupart des lieder s’enchaînent sans pose, invitant une urgence palpable, avec un piano confident qui parfois semble marteler un glas sinistre.
Son interprétation se fond dans celle de son complice, qui jamais ne le regarde. Inutile : combien de fois ont-ils déjà donné ce cycle en concert ? Il y a quelques années, dans l’introduction de son magistral et indispensable essai consacré à l’œuvre, le ténor disait qu’il avait déjà chanté plus d’une centaine de fois le Winterreise qui est, d’après lui – fort justement – une des plus grandes partitions qui soit. Cela fait quarante ans que Ian Bostridge chemine avec le Voyage d’hiver…
Au fil de ces années sa voix a logiquement évolué, avec une sonorité plus sombre, une puissance rare, malgré quelques aigus moins faciles qu’il sait si justement cacher par le métier d’acteur. Car c’est à un spectacle unique que Ian Bostridge nous convie dans un jeu théâtral confondant de profondeur et de justesse. Il nous fait voyager en nous ouvrant des abîmes de tristesse, de désespoir, de révolte et de résignation.
Rarement ce cycle aura semblé aussi cohérent dans son déroulement, et le travail fait en symbiose avec Deborah Warner n’y est pas pour rien. Peu d’accessoires (une canne, une couronne mortuaire), un décor dépouillé (quelques rares flocons descendus des cintres, un vaste miroir, des volets qu’il ferme ou ouvre pour chercher une impossible lumière, un bac à neige, une pierre tombale…). Dans de subtils jeux de lumières, la réussite est totale et l’évidence de ce geste théâtral s’impose grâce à cet interprète hors norme au grand corps dans un manteau noir.
Des lieder ? Un chemin personnel, une errance ontologique, celle d’un wanderer, ce voyageur intranquille qu’incarne Ian Bostridge, avec une voix tour à tour intime et violente, d’une âpre puissance mêlée de fêlures insondables. Jouant sur la continuité d’un discours qui devient récit, osant des silences, il est confident, conteur habité (« Sur le fleuve »), homme affolé (« La Girouette »), déçu (« La Poste »), désespéré (« Solitude »), halluciné souvent (« Repos ») – de plus en plus – jusqu’au cri (sur « Grabe », la tombe, dans « La Corneille ») puis à la résignation, au murmure (« Cimetière »). Marchant sac au dos, face à son ombre projetée ou tombant, prostré, allongé sur une tombe, son chant expressionniste fait mouche et nous fait retenir notre souffle. Jusqu’à ce « Joueur de vielle » fatal qui clôt un récit inoubliable. Expérience bouleversante, ce Voyage est bien plus qu’une icône de la culture allemande et un chef d’œuvre absolu : sur la scène de l’Athénée, par le truchement d’un acteur-chanteur, il est plus que jamais le reflet de nos âmes inquiètes.
NB. Pour rappel, la chronique récente d’un Voyage d’hiver très différent.
Ian Bostridge, ténor
Julius Drake, piano
Deborah Warner, mise en scène
Die Winterreise
Cycle de mélodies de Franz Schubert, poèmes de Wilhelm Müller, composées en 1827.
Paris, Théâtre de l’Athénée, représentation du mardi 18 novembre 2025