Iolanta à Bordeaux : un miracle pour les oreilles, un mystère pour les yeux

Iolanta, Opéra de Bordeaux, vendredi 14 novembre 2025
À Bordeaux, Iolanta séduit d’abord par l’éclat de sa réalisation musicale. La mise en scène de Stéphane Braunschweig, impeccablement construite, hautement symbolique mais pas toujours lisible, trouve une résolution spectaculaire dans un finale où la lumière quitte enfin le plateau pour embrasser la salle.
Dernier opéra de Tchaïkovski, créé en 1892 au Mariinsky, Iolanta partage alors l’affiche avec Casse-Noisette, et sur scène la danse et la voix rencontrent la féérie et la prière. Deux œuvres jumelles qui ouvrent, chacune à sa manière, un passage intérieur. Tchaïkovski, fatigué, mélancolique, cherche une forme d’apaisement. Derrière la cécité de Iolanta, on devine parfois un reflet discret de sa propre existence, un secret qui appelle sa lumière. La princesse aveugle qui découvre le monde, c’est aussi un homme qui cherche à « voir » autrement, à trouver une vérité qui ne s’exprime ni par la parole ni par le regard, mais par un mouvement intérieur, celui d’accepter d’être et d’aimer pour accepter de vivre.
Iolanta est un opéra en un acte, une forme resserrée mais portée par un orchestre pleinement symphonique. L’œuvre avance non par ruptures, mais par flux continus, par nappes, par modulations qui s’effacent l’une dans l’autre. Cette continuité donne à la partition une qualité presque hypnotique et il n’est rien de dire que ce soir, à l’Opéra de Bordeaux, nous avons été happé, électrisé et chamboulé par la réalisation musicale de cette Iolanta. Pierre Dumoussaud, à la tête de l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine, trouve ici un terrain de jeu qui lui convient parfaitement. Le chef, qui dans d’autres répertoires, fait parfois tonner ses orchestres, trouve ici son juste milieu. La fluidité de l’écriture encourage ce mélange de moelleux et de tension qui caractérise sa direction. Les cordes déploient une matière chaleureuse, presque vibrante. Les bois dessinent un climat intérieur d’une belle précision. Les cuivres, tenus et lumineux, apportent stabilité sans alourdir. On retrouve cette manière d’ouvrir l’orchestre qu’on lui connaît dans d’autres répertoires, mais ici transfigurée. L’éclat devient caresse, la puissance devient respiration. Le plaisir d’écoute s’installe dans une continuité presque physique qui vous prend le corps et l’âme et ne vous lâchera plus de bout en bout de la soirée.
Le plateau vocal s’accorde à cet état de grâce. Claire Antoine, en Iolanta, incarne une figure sobre traversée d’une lumière intérieure qui correspond parfaitement au personnage. Le timbre jamais monotone aurait pu se parer de plus de couleurs, mais la ligne, d’une grande homogénéité, donne au rôle une douceur fort émouvante. Son jeu, tout en retenue, fait justement cohabiter la fragilité mais aussi la volonté de la princesse. Ain Anger, en René, impose une voix de bronze adoucie, ample, grave, où l’autorité paternelle se teinte constamment d’amour, voir d’humour, et de culpabilité. Julien Henric apporte à Vaudémont un rayonnement immédiat. Le timbre du ténor est franc, la couleur chaude, l’ardeur mesurée mais bien présente. Il entre comme un rayon qui fend l’obscurité et éblouira jusqu’aux notes finales. Vladislav Chizhov, en Robert, combine prestance noble et baryton éclatant, dont les aigus confiants donnent au personnage une tension juste entre devoir et désir. Ariunbaatar Ganbaatar déroule un arioso d’une noble retenue, élégamment phrasé, même si l’on souhaiterait une présence parfois plus marquée sur l’ensemble de l’œuvre.
Abel Zamora est un Alméric très bien chantant à la présence marquante. En Bertrand, Ugo Rabec est impeccable. Dans le rôle de Martha, Lauriane Tregan-Marcuz offre une projection solide et naturelle, portée par un médium généreux et enveloppant qui apporte à chaque intervention une chaleur immédiate. Sa présence vocale contribue réellement à l’équilibre d’un plateau très engagé, qui bénéficie d’une cohésion rare. Les suivantes Franciana Nogues et Astrid Dupuis, impeccablement soudées, et le chœur, d’une implication constante, complètent un ensemble d’une grande tenue scénique.
La scénographie de Stéphane Braunschweig repose sur une beauté plastique indéniable. Un vaste cube clair, traversé de rais de lumière, posé sur un sol vert évoque un jardin intérieur ou une clairière mentale. Les suivantes, en robes médiévales vertes, composent une communauté protectrice autour de Iolanta, dont le blanc concentre et renvoie la lumière. À l’opposé, les hommes de pouvoir surgissent en costumes modernes, depuis la salle. Une intrusion volontaire du réel dans l’espace mental de la jeune femme. Ce contraste, très construit, crée un trouble fécond… mais un trouble qui ne mène pas toujours à une lecture claire.
Le décor respire, les images frappent, mais la dramaturgie reste opaque. Vert et blanc, passé et présent, intérieur et extérieur, les signes se superposent sans s’articuler pleinement. Les roses blanches et rouges semées au sol (innocence, blessure, transformation) offrent pourtant l’un des rares motifs immédiatement lisibles, et apportent une belle dimension symbolique, presque initiatique, parfaitement accordée à cette œuvre où lumière et révélation sont des états avant d’être des actions. Mais l’ensemble demeure conceptuel, parfois trop maîtrisé pour laisser affleurer une émotion directe. Rabelais finirait presque par s’inviter en filigrane : « science sans conscience… ». Ici, tout est science — lumière, géométrie, mouvements — mais la conscience du conte, sa naïveté salvatrice, se dissout parfois dans la perfection du dispositif.
La direction d’acteurs, en revanche, demeure d’une grande précision. Les corps ne s’agitent pas. Ils parlent. Les voix ne s’éparpillent pas. Elles adressent. Le théâtre retrouve sa frontalité, et cette frontalité fait beaucoup pour la réussite musicale de la soirée.
C’est finalement le dernier tableau qui rassemble tout ce que la mise en scène cherche depuis le début. Le chœur envahit la salle, les lumières du Grand-Théâtre s’allument d’un coup, le cube cesse d’être une boîte close pour devenir un passage. La lumière n’est plus symbole, elle devient partage, souffle, présence collective. Le sacré rejoint le profane, le plateau rejoint la salle, et Iolanta rejoint son public. L’ovation est méritée et la soirée se referme sur ce qu’elle a été du début à la fin : un véritable miracle pour les oreilles, et, malgré la beauté des images, un mystère persistant pour les yeux.
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Cette production a fait l’objet d’une captation et d’une diffusion en direct sur la plateforme OPERAVISION le vendredi 14 novembre à 20h. Elle restera disponible en streaming pendant 6 mois.
Iolanta : Claire Antoine
René : Ain Anger
Vaudémont : Julien Henric
Robert : Vladislav Chizhov
Ibn-Hakia : Ariunbaatar Ganbaatar
Alméric : Abel Zamora
Bertrand : Ugo Rabec
Martha : Lauriane Tregan-Marcuz
Brigitte : Franciana Nogues
Laura : Astrid Dupuis
Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Pierre Dumoussaud
Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, dir. Salvatore Caputo
Mise en scène, chorégraphie, décors : Stéphane Braunschweig
Costumes : Thibault Vancraenenbroeck
Lumières : Marion Hewlett
Iolanta
Opéra en un acte de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Modeste Tchaïkovski d’après Henrik Hertz, créé le 18 décembre 1892 au théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg.
Opéra national de Bordeaux, représentation du vendredi 14 novembre 2025.