Turin – L’ENLÈVEMENT AU SÉRAIL : un harem sans étincelles, si ce n’est dans l’orchestre !

Die Entführung aus dem Serail, Turin, 08 novembre 2025
Cette production turinoise de L’Enlèvement au sérail est esthétiquement soignée mais théâtralement faible : le spectacle de Michel Fau, créé pour Versailles, semble étranger au Teatro Regio et la mise en scène manque d’une idée forte. D’une distribution inégale se distinguent les excellents Leonor Bonilla et Manuel Günther, ainsi que la direction lumineuse de Gianluca Capuano.
Dans le programme, Alberto Bosco qualifie Mozart d’« insaisissable », en particulier le Mozart de L’Enlèvement au sérail, deuxième titre de la saison du Regio de Turin. Une caractéristique qui résulte de l’ambiguïté et de la nature même de la musique de ce singspiel, à la fois léger et profond, comique et dramatique, alliant virtuosité vocale et caractérisation psychologique, orchestration brillante et raffinement.
Féministe avant l’heure, Blonde menace de déclencher une révolution des femmes du harem en réponse aux avances du pacha qui l’a kidnappée avec sa maîtresse et un autre serviteur. C’est sur ce sujet de Gottlieb Stephanie le Jeune que Mozart compose en 1782 L’Enlèvement au sérail, tout juste arrivé à Vienne après avoir quitté Salzbourg pour être plus libre, enfin émancipé du joug de l’archevêque Colloredo. Libéré également de l’opéra sérieux italien, il écrit avec cette comédie en musique son premier singspiel en langue allemande. La mode de l’époque est celle des turqueries, et Wolfgang en profite pleinement : fanfares de janissaires, instruments exotiques et percussions à profusion. L’empereur lui-même se laissera convaincre, mais à sa manière : « Trop beau pour nos oreilles et trop de notes… – Juste ce qu’il faut ! », répond le compositeur.
Le livret est très amusant : les rimes avec lesquelles Osmin répond à Belmonte dans le premier duo sont hilarantes, puis il menace Pedrillo d’être « d’abord décapité, puis pendu, puis empalé sur des piques brûlantes, puis brûlé, puis ligoté et noyé, et enfin écorché ». Exactement dans cet ordre. Qui sait à quel point Mozart, alors âgé de vingt-six ans, a dû rire !
Au cours des années suivantes, l’œuvre fut souvent représentée en Italie – Stendhal assista même à une représentation en 1807, dont il parle dans son ouvrage Vie de Rossini – avant de presque disparaître : la mentalité romantique n’appréciait guère ce jeu désinvolte des sentiments et, comme pour Così fan tutte, il faudra attendre des temps plus modernes… En Italie, L’Enlèvement au sérail ne sera joué sous forme de concert, et en italien, à l’EIAR qu’en 1934, tandis que l’année suivante, une mise en scène sera présentée à la Pergola de Florence, cette fois dans la langue originale. À Turin, on se souvient de la production de 1970 au Teatro Nuovo avec Luigi Alva dans le rôle de Belmonte et, au nouveau Regio, de celle de 1983 avec William Matteuzzi dans le rôle de Pedrillo. La dernière représentation à Turin remonte à 2006, dans une mise en scène de Davide Livermore.
Ce nouvel Enlèvement au sérail vient de l’Opéra Royal de Versailles : un spectacle en français, déjà chroniqué pour Première Loge, avec le metteur en scène qui interprétait également le rôle de Selim, enregistré sur CD et DVD et également visible sur YouTube. Le responsable de la mise en scène est Michel Fau, comédien français qui combine dans ses spectacles le jeu d’acteur, les masques, les déguisements et les inventions visuelles, alliant théâtre classique et contemporain. Dans le domaine de la mise en scène lyrique, comme il l’avait déjà fait avec Dardanus de Rameau à Bordeaux il y a dix ans, Fau met en scène une représentation qui reprend les clichés de l’opéra baroque, réinventant le spectacle tel qu’il aurait pu être réalisé au XVIIIe siècle : la scénographie d’Antoine Fontaine recrée ainsi l’architecture mauresque avec des couleurs vives et en utilisant la fausse perspective du théâtre baroque, tandis que les jeux de lumière sophistiqués de Joël Fabing recréent l’atmosphère des théâtres du XVIIIe siècle grâce à des projecteurs bas. Ainsi le quatuor du deuxième acte devient une sorte de théâtre d’ombres, avec les silhouettes des personnages projetées sur le fond du décor. Les costumes flamboyants de David Belugou complètent l’aspect visuel de ce spectacle initialement destiné à une salle de 750 places construite dans l’aile nord du château de Versailles, une salle dont la construction avait été confiée par Louis XV à l’architecte Jacques Ange Gabriel, qui utilisa du bois pour imiter le marbre et ainsi limiter les coûts de l’entreprise.
L’ambiance du Regio est évidemment tout autre : les dimensions, les matériaux et le style architectural sont différents. Ce qui à Versailles était un projet parfaitement cohérent avec le lieu, dans la salle de Mollin, révèle une certaine étrangeté et s’apparente à une reconstruction muséale, agréable mais sans plus. Le décor est pratiquement unique : une passerelle mobile, des coulisses et un plafond qui s’abaisse définissent les différents espaces. Il n’y a aucune trace des prodigieuses machines scéniques baroques encore en fonction dans la salle de Versailles. À cela s’ajoute une mise en scène – reprise par Tristan Gouaillier – qu’il est euphémique de qualifier de sobre, dépourvue idée forte. Même une œuvre apparemment simple comme celle-ci peut se prêter à une lecture forte – comme celle de Christof Loy au Liceu de Barcelone en 2010 ou de McVicar à Glyndebourne cinq ans plus tard. Après une première partie plutôt plate du point de vue de la mise en scène – les trois actes sont ici divisés de manière un peu incongrue en deux –, la seconde offre quelques éléments supplémentaires, jusqu’au dénouement avec la « béatification » du magnanime Selim, qui s’envole sur un tapis volant. Pour le reste, le jeu des acteurs souffre du problème du singspiel : de longs passages récités en allemand (à Versailles, ils étaient en français) par des interprètes qui ne semblent pas faire preuve de grandes capacités d’acteur ; même le seul acteur de la troupe, Sebastian Wendelin, ne parvient pas à dessiner un Selim mémorable.
Les chanteurs ont quant à eux été quelque peu décevants. Alasdair Kent avait été très admiré dans son registre de haute-contre dans le rôle d’Achille d’Iphigénie en Aulide de Gluck à Aix-en-Provence et dans celui de Toante dans Ifigenia in Tauride de Traetta à Innsbruck. À Turin également, dans Le Mariage secret, il avait incarné un Paolino très stylé, mais ici, le rôle de Belmonte s’est avéré trop exigeant pour ses moyens : l’air d’entrée « Hier soll ich dich denn sehen » a été abordé avec trop d’hésitations et les suivants, malgré une utilisation délicate des piani et pianissimi, se sont révélés peu convaincants, avec une voix peu projetée et une agilité peu fluide. Olga Pudova a été plusieurs fois la Reine de la Nuit, une Zerbinetta pétillante, mais aussi une Olympia un peu trop mécanique. Sa Konstanze présente quelques limites en termes de volume, mais surtout d’expressivité : les pages les plus élégiaques, comme « Traurigkeit ward mir zum Lose » et « Ach, ich liebte », ne marquent pas les esprits, et les plus pyrotechniques, comme « Martern aller Arten », semblent exécutées avec une prudence experte. La tessiture d’Osmin comprend des notes extrêmement graves que Wilhelm Schwinghammer parvient à réaliser, mais la caractérisation comique du personnage n’est pas des plus réussies. Les meilleurs chanteurs sur scène se révèlent être les interprètes des serviteurs : la Blonde de Leonor Bonilla est un miracle de fraîcheur, de gaieté et de technique vocale ; on peut en dire autant du Pedrillo de Manuel Günther.
Le meilleur élément de la soirée aura été la direction de Gianluca Capuano, interprète majeur de ce répertoire et débutant dans ce théâtre. Dès les premières notes de l’ouverture en do majeur solaire – avec les coups du Deutsche Trommel (tambour à deux peaux avec cordes de résonance), des Türkische Trommel (une sorte de grosse caisse) et des clochettes disposées sur un bâton surmonté d’un croissant, instruments « spéciaux » intégrés à l’effectif habituel de l’orchestre du théâtre – la couleur orchestrale particulière est immédiatement établie. Dans sa forme de sonate abrégée, sans véritable développement central, le morceau affirme l’extraordinaire théâtralité de la musique : le caractère martial du premier thème, en fortissimo, avec les « appels militaires » des cors et des hautbois, dépeint le décor oriental ; le deuxième thème, plus lyrique et galant, confié aux cordes, possède une douceur « occidentale » qui préfigure les sentiments des personnages de Belmonte et Konstanze. Les percussions « turques » reviennent à plusieurs reprises au cours de l’œuvre, non comme simple remplissage coloristique, mais comme moteur rythmique propulsif, élément parfaitement identifiable dans la direction de Capuano, extrêmement variée dans ses dynamiques, éclairante et expressive. Une direction délicieuse alliant beauté du son, dramatisme et fluidité.
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Konstanze : Olga Pudova
Belmonte : Alasdair Kent
Blondchen : Leonor Bonilla
Pedrillo : Manuel Günther
Osmin : Wilhelm Schwinghammer
Selim : Sebastian Wendelin
Chœur et Orchestre du Teatro Regio de Turin, dir. Gianluca Capuano
Mise en scène : Michel Fau (reprise parTristan Gouaillier)
Scénographie : Antoine Fontaine
Costumes : David Belugou
Lumières : Joël Fabing
Maquillages, coiffures et perruques : Laurence Couture
Collaboration artistique à la mise en scène : Sofiène Remadi
Assistant mise en scène : Tristan Gouaillier
Production de l’Opéra Royal de Versailles
Die Entführung aus dem Serail (L’Enlèvement au sérail)
Opéra en trois actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Johann Gottlieb Stephanie d’après une pièce de Bretzner, créé au Burgtheater à Vienne le 16 juillet 1782.
Turin, représentation du samedi 8 novembre 2025.