Iphigénie en Tauride à l’Opéra Comique : la modernité de Gluck sublimée

Iphigénie en Tauride, Paris, Opéra comique, dimanche 2 novembre 2025

L’Opéra Comique présente, du 3 au 12 novembre, Iphigénie en Tauride de Gluck, sous la direction de Louis Langrée. Cette production se distingue à la fois par la force expressive de la musique et par la mise en scène, d’une simplicité saisissante, signée Wajdi Mouawad.

La modernité de Gluck révélée par la clarté du geste orchestral

Dès les premières mesures, c’est la partition elle-même qui étonne et captive. Elle révèle à quel point le regard de Gluck est tourné vers l’avenir. Présenté pour la première fois en 1779, Iphigénie en Tauride marque l’apogée de son art. La structure classique y domine, avec des cadences simples mais affirmatives, et des pages souvent plus proches du style classique voire galant que de l’expression baroque. Aucun air à reprises ornées ni accompagnement de clavecin n’y figure, sans même de basse continue ; les contrastes abondent, comme ces danses apparemment légères et insouciantes qui surgissent au cœur des lamentations tragiques.

Gluck se cite lui-même, mais évoque aussi d’autres univers musicaux : on pense, par exemple, à la Gigue de la Partita pour clavier n° 1 BWV 825 de Bach dans l’air d’Iphigénie « Non, cet affreux devoir » ou encore dans le chœur « Chaste fille de Latone » de l’acte IV, traité à la manière d’un choral. Autant d’éléments qui montrent la maîtrise des styles du passé pour souligner la modernité de son écriture et qui, tout au long de la soirée, émerveillent par leur audace.

Dans la fosse, Le Consort, élargi à plus de quarante musiciens, réalise un véritable miracle sous la direction inspirée de Louis Langrée. La musique est intimement liée au texte chanté ; chaque accent, chaque consonne sont soutenus par l’orchestre avec une clarté confondante. Les phrasés et les lignes mélodiques, qu’ils soient vocaux ou purement instrumentaux, sont admirablement mis en valeur. Ce dialogue constant entre les voix et les instruments efface toute frontière entre eux. L’exemple le plus éloquent reste sans doute le hautbois solo qui introduit l’air d’Iphigénie « Ô malheureuse Iphigénie ! » à l’acte II. Ainsi, l’orchestre ne se contente plus d’accompagner ; il devient un protagoniste à part entière.

À cet équilibre parfait s’ajoute le chœur, qui assume la même fonction expressive que l’orchestre. Il ne commente plus l’action, il la vit pleinement. Les excellents choristes des Éléments apportent à la partition une intensité et une ferveur qui la transcendent.

Une distribution habitée, entre ferveur et intensité

Les chanteurs se hissent à la hauteur de cette musique à la fois ambitieuse et sincère. L’éloge revient d’abord à la soprano Tamara Bounazou, dont le timbre chaud, droit et intense séduit d’emblée. Sa voix longue, parfaitement adaptée à l’expression de la douleur d’Iphigénie, possède un médium légèrement brut mais admirablement maîtrisé, qui met en valeur des aigus lumineux et puissants. La chanteuse franco-algérienne incarne l’héroïne avec une intensité rare : chez elle, l’exacerbation des sentiments semble être la seule manière d’exister pour cette prêtresse marquée par la fatalité et le sang de sa lignée.

Théo Hoffman impressionne tout autant dans le rôle d’Oreste. Son timbre dense, moelleux, presque cotonneux, sert idéalement ce personnage fraternel et tourmenté. L’engagement dramatique du baryton ne faiblit jamais, et son duo avec Iphigénie est un des moments forts. Face à eux, Philippe Talbot campe un Pylade honnête mais parfois en retrait. Quelques imprécisions, notamment dans les passages où l’on attend davantage d’élan vocal et de tranchant expressif, laissent une légère impression d’inachevé. En revanche, Jean-François Setti prête à Thoas, roi des Scythes, une autorité indiscutable. Sa puissance de projection et sa diction, parfois à la limite de l’exagération, traduisent parfaitement la brutalité du personnage sans jamais tomber dans la caricature.

Les seconds rôles complètent avec justesse cette galerie de figures blessées et sanglantes. Léontine Maridat-Zimmerlin, mezzo-soprano, incarne avec noblesse Diane et la deuxième prêtresse ; Fanny Soyer, soprano, prête à la première prêtresse et à la femme grecque un beau relief ; Lysandre Châlon, baryton, se distingue dans les brèves interventions du Scythe et du ministre du sanctuaire ; enfin, le comédien Anthony Roulier apporte une présence scénique discrète mais efficace.

La mise en scène : le mythe dans la lumière du présent

La mise en scène de Wajdi Mouawad séduit par sa sobriété et sa puissance symbolique. Dans la scénographie conçue par Emmanuel Clolus, un grand parallélépipède noir, évoquant un temple, occupe le centre de la scène. Dès le début du spectacle, les prêtresses viennent en souiller les murs du sang du crime originel qui condamne la lignée des Atrides. Le drame se déroule dans un espace tantôt plongé dans l’obscurité, tantôt éclairé modérément, et les lumières d’Éric Champoux magnifient ces traces sanglantes, visibles jusqu’à la fin de la représentation. Tout gravite autour de ce bloc monumental, d’où surgit Diane au dernier acte pour ordonner aux Grecs de déposer les armes et aux Scythes de lui rendre sa statue.

Pour rendre plus lisible une intrigue parfois complexe et lointaine pour le public contemporain, Mouawad a choisi de replacer le mythe dans un cadre contemporain. Il imagine, dans un prologue théâtral qu’il a spécialement écrit, une transposition dans un musée ukrainien occupé par les Russes, où la statue de Diane devient un objet de négociation politique — une allusion directe à la restitution d’œuvres d’art volées. Cette idée, d’une grande intelligence dramaturgique, relie subtilement la légende antique à l’histoire actuelle : rappelons que la Tauride de l’opéra correspond à la Crimée d’aujourd’hui. Dans ce préambule, on découvre également un tableau entièrement rouge représentant une femme entourée de poches de sang, le sang de toutes les victimes de ce crime originel, intitulé Le Sacrifice d’Iphigénie, créé par Emmanuel Clolus. Mais l’allusion à l’actualité s’arrête là : dès que le mythe reprend ses droits, nous plongeons dans un univers intemporel, avant de revenir au musée, à l’extrême fin de l’opéra, avec la statue double de Diane restituée. Les costumes d’inspiration antique signés Emmanuelle Thomas, qui signe également les coiffures et maquillages, rappellent que nous assistons bien à une tragédie d’un autre temps. Ce retour à l’Antiquité évite toute confusion et donne au spectacle une belle cohérence visuelle. L’opéra s’ouvre d’ailleurs sur l’ouverture de Iphigénie en Aulide — l’épisode qui précède celui de Tauride —, un choix judicieux qui relie les deux volets de la tragédie et installe d’emblée le spectateur dans la continuité du mythe.

En réunissant la rigueur musicale sous la direction de Louis Langrée, la ferveur d’un plateau habité et la lecture claire et poétique de Wajdi Mouawad, cette Iphigénie en Tauride s’impose d’emblée comme un chef d’œuvre de cette saison. Gluck y retrouve toute sa force dramatique et sa modernité, servies par une interprétation à la fois sensible et cohérente.

Les artistes

Iphigénie : Tamara Bounazou
Oreste : Theo Hoffman
Pylade : Philippe Talbot
Thoas : Jean-Fernand Setti
Diane / Deuxième prêtresse : Léontine Maridat-Zimmerlin
Une femme grecque / Première prêtresse : Fanny Soyer
Un scythe / Un ministre du sanctuaire : Lysandre Châlon
Comédien : Anthony Roullier

Ensemble Le Consort, dir. Louis Langrée
Choeur Les éléments, dir. Joël Suhubiette
Assistant à la direction musicale : Théotime Langlois de Swarte
Mise en scène : Wajdi Mouawad
Dramaturgie : Charlotte Farcet
Décors : Emmanuel Clolus
Costumes, coiffures, perruques, maquillages : Emmanuelle Thomas
Chorégraphie : Daphné Mauger
Lumières : Éric Champoux

Le programme

Iphigénie en Tauride

Tragédie lyrique en quatre actes de Christoph Willibald Gluck, livret de Nicolas-François Guillard, créée à l’Académie royale de musique (Paris) le 18 mai 1779.
Paris, Opéra Comique, représentation du dimanche 2 novembre 2025.