Rome : Le Journal d’un disparu / La Voix humaine

Le Journal d’un disparu / La Voix humaine, Rome, Teatro Nazionale, vendredi 24 octobre 2025
Deux portraits de solitude
Le journal d’un disparu de Janáček, inspiré de l’amour du compositeur pour la jeune Kamila Stösslová, raconte la passion et le tourment de Jan dans une confession musicale entre désir et culpabilité. Dans le spectacle romain, associé à La Voix humaine de Poulenc, Matthias Koziorowski et Veronica Simeoni brillent dans une mise en scène raffinée d’Andrea Bernard. Caterina Antonacci et Donald Sulzen concluent par un dialogue intense entre voix et piano, d’une rare profondeur émotionnelle.
En raison de sa brièveté, le cycle de vingt-deux poèmes réunis sous le titre Le Journal d’un disparu de Josef Kalda, mis en musique par Leoš Janáček, a souvent été associé à une autre œuvre lorsqu’il est représenté au théâtre. Au Malibran de Venise, en 2015, il avait été associé à La Voix humaine de Poulenc, dans une mise en scène de Gianmaria Aliverta. Aujourd’hui, ce même diptyque est proposé au Teatro Nazionale de Rome, la dépendance la plus intime du Teatro dell’Opera, à quelques pas de la salle principale.
En 1917, Janáček, alors âgé de soixante-trois ans, était tombé amoureux de Kamila Stösslová, âgée de vingt-cinq ans, dont le compositeur avait transposé les traits physiques dans Zefka du Journal : « une belle gitane, qui a la démarche d’une biche, des tresses noires sur la poitrine et des yeux sombres comme un abîme ». Il se souvint de quelques articles parus l’année précédente dans un journal de Prague, consacrés aux poèmes naïfs, en dialecte, d’un simple d’esprit épris d’une belle gitane. Après la naissance du fruit de leur amour, le jeune homme s’était enfui du village, ne laissant derrière lui que ces vers griffonnés sur des feuilles retrouvées par hasard dans sa chambre – le journal intime d’un disparu, en somme. L’histoire de la séduction est le fil conducteur de ces poèmes, qui expriment les tourments de Jan – diminutif de Janiček, alter ego de Janáček, comme l’affirmait le compositeur lui-même – un garçon introverti et doté d’un sens rigide du péché.
Janáček utilise un langage tonal flexible, construit sur des cellules mélodiques dérivées de la parole et accompagnées d’une musique d’une extraordinaire densité théâtrale. Il en résulte une tension constante entre le désir et la culpabilité, entre l’attirance pour l’altérité et le déracinement de son propre monde. Le journal d’un disparu est ainsi un voyage vers la perdition mais aussi vers la liberté. Mis à part les brèves interventions de la femme et des trois voix féminines qui chantent en coulisses, il s’agit pratiquement d’un monologue, raconté à la première personne comme un flux de conscience musical, une confession ardente et très moderne, suspendue entre réalisme et symbolisme, entre éros, mort et destin.
La pièce a été créée comme œuvre ressortissant à la musique de chambre : un ténor, une soprano, un chœur hors scène de trois sopranos et un piano ; une version pour orchestre fut composée quinze ans après la mort de Janáček par Ota Zítek et Václav Sedláček, collaborateurs du compositeur. Ici, c’est l’œuvre originale qui est représentée, avec au piano Donald Sulzen, membre du Munich Piano Trio, qui ne fait nullement regretter la version orchestrale apocryphe. Plus qu’un simple accompagnement, son instrument devient un personnage à part entière, prenant des traits orchestraux dans la dynamique, le volume et la clarté de chaque détail.
Le ténor allemand Matthias Koziorowski surmonte magnifiquement les difficultés de cette partition, dépeignant avec beaucoup d’efficacité et de sensibilité la maladresse et les hallucinations du jeune Jan, alternant habilement les moments d’élan avec des passages plus aériens et lyriques, où il enchante par ses mezza voce et ses couleurs. Une performance exceptionnelle.
Comme pour rappeler ses nombreuses Carmen, Veronica Simeoni, vêtue d’une robe fourreau rouge et d’une fourrure de renard gris (costumes d’Elena Beccaro), entre en scène avec toute la sensualité requise pour interpréter la gitane, ici une escort de luxe. Le timbre est parfait, les phrases envoûtantes, la diction irréprochable dans cette langue difficile qu’est le tchèque – à tel point qu’on préfère souvent interpréter le Journal en allemand. En coulisses, « presque imperceptiblement », écrit le compositeur, les voix de Carolina Varela, Marika Spadafino et Michela Nardella font écho aux propos de la jeune femme.
La mise en scène très élégante est le point fort visuel du spectacle : pour souligner la solitude du personnage, le scénographe Alberto Beltrame et le metteur en scène Andrea Bernard construisent une chambre d’hôtel quatre étoiles moderne dans une ville d’Europe du Nord, comme le suggèrent les lumières tamisées de Marco Alba. La chambre devient également une sorte de boîte magique avec des compartiments secrets qui révèlent des aspects de la vie du protagoniste qui, à un certain moment, démonte deux panneaux de la boiserie pour dévoiler une icône orthodoxe de la Vierge à l’Enfant. La mise en scène est très attentive : les mouvements sont contrôlés, tout a un sens, même le serveur qui frappe par erreur pour introduire le chariot du dîner, ou la musique trop forte provenant de la chambre voisine – une chanson avec la voix poignante d’Édith Piaf. La même chanson que celle qu’écoute la protagoniste de La Voix humaine dans la deuxième partie du diptyque.
Une autre pièce qui ne diffère que par quelques détails chromatiques – les draps du lit et les roses dans un vase sont désormais rouges – mais qui est identique pour le reste. Le chariot du dîner, qui avait été apporté par erreur dans la chambre voisine, est en fait destiné à la femme seule qui, accrochée au téléphone, tente de retenir l’être aimé qui l’a quittée. Après les vers du paysan morave, voici ceux de Jean Cocteau. Nous sommes quarante ans plus tard, mais là encore, la musique – celle de Francis Poulenc – décrit une solitude insurmontable, déclinée au féminin plutôt qu’au masculin.
Anna Caterina Antonacci reprend un rôle qu’elle a interprété à maintes reprises, la dernière fois au Costanzi en 2017 sous la direction de Maxime Pascal, en version de concert. L’artiste occupe toute la scène, tant vocalement que physiquement, exprimant toutes les émotions de l’amante trahie et passant du jeu d’actrice au chant avec une grande maîtrise de son souffle. Sa projection est enviable, sa technique magistrale, sa diction incomparable.
Ici aussi, c’est Sulzen qui développe la texture musicale dans la version pour piano que Poulenc n’a cependant jamais officiellement publiée de son vivant. Il s’agit en effet d’une réduction réalisée à des fins d’essai ou d’étude, non destinée à être jouée en public et peut-être réalisée par un collaborateur sous la supervision du compositeur. Après sa mort, en 1963, la réduction pour piano est restée inédite et non autorisée pour les exécutions publiques ; ce n’est qu’en 2013 que la famille Poulenc, par l’intermédiaire des héritiers et de l’éditeur Salabert, a accordé l’autorisation d’un enregistrement officiel avec Felicity Lott et Graham Johnson au piano. Depuis lors, cette version est de fait « légitimée ». Cette interprétation permet une relation plus intime entre la voix et la musique, plus essentielle et transparente, et rend le texte plus clair : toutes les nuances, les pauses, les interruptions et les réactions silencieuses de la femme au téléphone ressortent plus clairement. Ici, le pianiste n’est pas un accompagnateur, mais un « partenaire dramatique ».
Ceci est particulièrement évident dans la relation entre Sulzen et Antonacci, et compris par le public qui, hélas, n’a pas fait salle comble dans la salle du Nazionale, mais qui a compensé par la chaleur de ses applaudissements pour un spectacle d’une grande intelligence et d’une qualité formelle excellente.
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Le Journal d’un disparu (Zápisník zmizelého)
Jan (Janícek) : Matthias Koziorowski
Zefka : Veronica Simeoni
Trois femmes : Carolina Varela, Marika Spadafino, Michela Nardella
Piano : Donald Sulzen
La Voix humaine
Une femme : Anna Caterina Antonacci
Piano : Donald Sulzen
Mise en scène : Andrea Bernard
Décors : Alberto Beltrame
Costumes : Elena Beccaro
Lumières : Marco Alba
Le Journal d’un disparu (Zápisník zmizelého)
Cycle de chants de Leoš Janáček pour ténor, alto, chœurs féminins et piano, livret de Josef Kalda sur des poèmes anonymes en dialecte morave, créé au Palais Reduta de Brno le 18 avril 1921.
La Voix humaine
Tragédie lyrique en un acte de Francis Poulenc, livret de Jean Cocteau, créée le 6 février 1959 à l’Opéra-comique (salle Favard) à Paris.
Rome, Teatro Nazionale, représentation du vendredi 24 octobre 2025.