Joyeux anniversaire, Johann !

Une Nuit à Venise, Vienne, Volksoper, samedi 25 octobre 2025
25 octobre 1825 : Johann Strauß fils naît à Vienne. 25 octobre 2025 : une huitième production d’Une nuit à Venise voit le jour à la Volksoper de Vienne. Joyeux anniversaire, Johann !
Une nuit à Venise atteint, le soir de cette première, sa 524e représentation dans ce théâtre spécialisé dans les genres légers, opérette et comédie musicale. Soit une moyenne de cinq représentations par an, tous les ans, depuis son entrée au répertoire, en 1922. Pas mal ! Pas mal du tout pour une œuvre qui avait plutôt mal commencé. Tout d’abord à Berlin, en 1883. Contrairement aux autres opérettes de Johann Strauß II, Une nuit à Venise ne fut pas créée au Theater an der Wien, mais à Berlin. Pourquoi ? Tout simplement parce que, depuis un an, Lili, madame Strauß numéro 2, filait le parfait amour avec Franz Steiner, le directeur du théâtre, et que le divorce n’allait pas tarder à être prononcé. Mais le triomphe attendu chez les Prussiens n’eut pas lieu. Pendant la valse de la lagune, le public se mit à miauler « Miaou ! miaou ! » en réponse à la réplique du livret « Nachts sind die Katzen ja grau, / nacht tönt es zärtlich miau ». Furieux, Strauß fit immédiatement des modifications. Puis s’en revint à Vienne, « plus cultivée », où l’œuvre fut reprise au Theater an der Wien, donnant aux Viennois l’occasion de se moquer de l’obscurantisme berlinois. Les modifications allaient se succéder, comme il arrive souvent dans ce genre où l’interaction avec le public et le jeu des acteurs l’emporte de façon décisive sur la fidélité au texte original. Pour la reprise de 1923, après la mort du compositeur, Korngold inséra l’aria pour ténor « Sei mir gegrüßt, du holdes Venezia » pour l’entrée du duc d’Urbino, et le fameux Schwipslied (la chanson de l’ivresse) de Barbara, dans un style qui ne jure pas vraiment avec le reste de la partition, composée quarante ans plus tôt. D’arrangement en retouche, l’œuvre finit ainsi par s’imposer pour devenir finalement la troisième opérette la plus représentée de Strauß, après La chauve-souris et Le baron tzigane.
L’action est passablement embrouillée. Tout le monde cherche Barbara, traverse en courant le plateau de long en large, la trouve, certes, sauf que deux fausses Barbaras déguisées et masquées sont présentes au bal masqué du duc d’Urbino en même temps que la Barbara authentique, épouse du sénateur Delacqua, également masquée, qui est celle que le duc courtise. Si le stratagème reposant sur le contournement du personnage fâcheux est un ressort universel de la dramaturgie comique, le procédé est ici poussé jusqu’à la limite du raisonnable. Rarement l’opérette aura été aussi proche de la poétique du vaudeville dont elle est dérivée. Le péché originel n’est autre que la très mauvaise idée du sénateur Delacqua, dont le stratagème est d’éloigner sa femme Barbara, sous prétexte qu’elle doit rendre visite à une vieille tante en fin de vie. Mais Barbara, qui a le même soir un rendez-vous avec son amant Enrico, est ravie ! elle se fait remplacer par son amie Annina sur la gondole censée la conduire à Murano. Les sénateurs, de leur côté, suivent l’exemple de Delacqua et interdisent à leurs épouses de se rendre chez le duc, libertin bien connu. Et voici maintenant les contre-stratagèmes déclenchés en cascade : les femmes des sénateurs, émancipées, se rendent au bal masqué, à l’insu de leurs maris. Caramello, le barbier du duc, contrecarre le stratagème de Delacqua, se fait passer pour un gondolier, enlève « Barbara », et l’amène de force chez le duc, dont il espère devenir le régisseur. Ce faisant, il se retrouve en face à face avec Annina, à qui il a promis le mariage déjà cinq fois. On l’aura compris, un sous-titre de l’œuvre pourrait être « Mais où est donc passée Barbara ? » ; un autre pourrait être LFI : « Les femmes insoumises ». Et il y a quelque chose d’assez jouissif à voir ces femmes, toutes solidaires, se rebeller avec humour et légèreté, mais aussi énergie et solidarité, contre ce statut de potiche qu’on leur réserve.
Il est donc aisé pour la metteuse en scène Nina Spijkers de jouer la corde féministe pour faire vibrer cette partition. À noter que le sénateur Giorgio Testaccio du livret original est devenu « Giorgia », et que cette sénatrice lesbienne est redoutable. Elle a des ambitions très hautes pour la ville (« Make Venice great again ») et maltraite son épouse aussi mal que le font ses collègues masculins. Comme quoi… La « mise à jour » des dialogues, version 2025, a été faite par Fabian Pfleger, et elle est assez drôle. Au festival de Mörbisch, le lac constitue un atout majeur pour évoquer la lagune de Venise, le pont du Rialto, les palais et la basilique de place Saint-Marc. Le résultat, pour la dernière production (2015), était aussi spectaculaire que bariolé. Kitsch, diraient les fâcheux. À la Volksoper, les scénographes du studio Dennis Vanderbroeck ont choisi un décor graphique, tout en blanc, d’apparence un peu austère. Mais, outre que ce décor neutre met en valeur le kaléidoscope de couleurs des costumes qui défilent sur scène, il est aussi réchauffé par les lumières de Tim van’t Hof, qui utilisent les reflets changeants de la lune pour animer la succession des tableaux. Il met aussi en valeur les chorégraphies, omniprésentes. Il est vrai que la partition regorge de valses chantées, et que le thème du carnaval s’y prête. On y sent en outre une fort intéressante contamination par le genre voisin du musical américain, qui alterne avec l’opérette à la Volksoper (on donne en ce moment My fair lady).
Les chanteurs sont tous parfaits dans leurs rôles, des emplois de caractère (chœur des femmes, Pappacoda, Ciboletta) aux rôles plus lyriques. Les deux ténors principaux, le Tyrolien David Kerber (Caramello) et le Roumain Lucian Krasznec (duc d’Urbino), allient la grâce du chant lyrique, dans lequel ils s’illustrent tous deux, à une très grande aisance scénique, les deux qualités devant aller de pair dans ce répertoire. Ulrike Steinsky incarne Barbara, un rôle central dans l’intrigue, mais modeste musicalement, et interprète son Schwipslied de façon hilarante. Prestation magistrale de la Viennoise Johanna Arrouas, dans le rôle principal de la pêcheuse Annina, pour la qualité du jeu scénique et la beauté de la voix. Comme toujours, l’orchestre de la Volksoper est idéal dans ce répertoire, sous la direction avisée d’Alexander Joel.
Annina : Johanna Arrouas
Barbara : Ulrike Steinsky
Cibolla : Juliette Khalil
Guido, duc d’Urbino : Lucian Krasznec
Caramello : David Kerber
Delacqua : Marco Di Sapia
Pappacoda : Jakob Semotan
Chœur et orchestre de la Volksoper de Vienne, dir. Alexander Joel
Mise en scène : Nina Spijkers
Décors : Studio Dennis Vanderbroeck
Costumes : Jorine van Beek
Lumières : Tim van’t Hof
Chorégraphie : Florian Hurler
Une nuit à Venise
Opérette viennoise en trois actes de Johann Strauss fils composée, livret de Zell et Richard Genée d’après Le Château trompette de Eugène Cormon et Richard Genée, créée le 3 octobre 1883 à Berlin.
Vienne, Volksoper, representation du Samedi 25 octobre 2025.