Cavalleria rusticana et Pagliacci à Montpellier : quand les femmes et la Madonna pleurent

Cavalleria rusticana / Pagliacci, Opéra Berlioz | Le Corum (Montpellier), vendredi 3 octobre 2025.
En ouverture de saison de l’Opéra de Montpellier, le diptyque vériste – Cavalleria rusticana et Pagliacci – alerte les consciences sur la misère sociale par la transposition dans une banlieue délabrée. Mis en scène par Silvia Paoli, les marginaux sont interprétés par des artistes qui bouleversent le public de l’opéra Berlioz, notamment la Santuzza de Marie-Andrée Bouchard-Lesieur.
Présentée dans un théâtre de plein air de Toulon (2024), cette coproduction du célèbre diptyque vériste ouvre la saison lyrique montpelliéraine sur le plateau du Corum. Sur fond d’actualité sociale, la localisation des deux drames véristes s’extrait des lieux et temporalités des années 1900 pour mieux dénoncer la violence sociale de notre temps. Et ce à l’opposé de la sobre régie d’Emma Dante dans Cavalleria rusticana (Genève, 2018). Aussi, le village sicilien à la veille de Pâques (Cavalleria) et celui calabrais qui accueille la troupe ambulante des Pagliacci se jouent ici sur une place urbaine délabrée. Cerné par des grillages de terrain vague, le demi-cercle de gradins tagués dégage l’avant-scène pour les échanges de protagonistes contemporains, en habits actuels (Agnese Rabatti). Un coin d’intimité devant le téléviseur (chez Mamma Lucia dans Cavalleria) abrite quelques confidences sous le halo lumineux (Fiammetta Baldiserri). Ce dispositif unique (Emanuele Sinisi) offre une cohérence dramatique au diptyque en pointant ce petit peuple de marginaux qui prient, s’aiment et se tuent. La metteuse en scène Silvia Paoli joue opportunément de la hauteur/profondeur des gradins et de l’enfermement des grilles pour les scènes collectives, telle la messe de Pâques au sortir de l’église (Cavalleria). Pour Pagliacci, ce dispositif devient bi-frontal : les spectateurs sur les gradins assistent à la représentation de commedia dell’arte (métathéâtre) tel un chœur antique. Ils sont ainsi en miroir du public de l’Opéra Berlioz, tout autant questionné par le drame réel et sordide du féminicide annoncé de Nedda. Dans cet espace, les graffiti « Piangi la Madonna » [la Vierge pleure aussi] (côté jardin) et la croix en néons (côté cour) posent les référentiels catholiques. En ajoutant le rôle muet d’une sans-abri et celui de six danseurs danseuses, la metteuse en scène appuie le propos socio-religieux, véritable sous-bassement du vérisme. La vieille dame (Giuseppina Merli) symbolise en effet l’humanité qui réconforte les exclus et même la douleur d’une Pietà, tenant les corps allongés des danseurs entre ses bras à Pâques. Quant aux break-danseurs (chorégraphie d’Emanuele Rosa), ils personnifient la délinquance mafieuse des banlieues avant de se costumer en joyeux Paillasses-canards fluo.
Ces tableaux sont-ils éloquents dans la dramaturgie ? Partiellement, car trop de conformité et de convergence entre drame et musique l’affadissent. Pour exemples, citons les concordances entre chant (signifié) et gestuelle, entre chant et banderole lumineuse (« Averti che Dio ti vede », Je te préviens que Dieu te regarde), ou même la chute des danseurs gravissant les gradins du Golgotha … sur chaque temps fort de la musique. En revanche, la dynamique des déplacements collectifs est réussie car elle participe de la spatialisation chorale que construisent Mascagni (Cavalleria) comme Leoncavallo (Pagliacci). Ce dernier préfigure d’ailleurs le Puccini de La bohème dans l’étourdissante synergie du premier acte.
Sous la direction de Yoel Gamzou, l’Orchestre national de Montpellier condense la suavité des admirables Intermezzi de chaque partition (remarquables soli de flûte, basson, violon). Ces bulles nuancées intensifient la charge émotionnelle des drames de la jalousie entre les affrontements incandescents. La nervosité de ces derniers n’est pas toujours maîtrisée, notamment en termes d’équilibre des masses instrumentales. La triple participation des chœurs (Opéra national Montpellier, Opéra de Dijon, Opéra Junior de Montpellier) est, elle, d’une qualité vocale (la Prière latine de Cavalleria) et d’une efficacité dramatique constantes.
La jeune distribution pourrait être plus équilibrée au sein de chaque opéra. Traversant les deux œuvres, le ténor Azer Zada (Turiddu dans Cavalleria, Canio dans Pagliacci) et le baryton Tomasz Kumiega (Alfio, puis Tonio) sont corrects. Le premier tente de soutenir la projection vocale et la désinvolture requises pour l’amant Turiddu. Il devient plus convaincant lors des tendres adieux à sa Mamma, puis dans le chant de l’époux Canio, hanté par sa folie meurtrière. Le second (Alfio) bénéficie d’une rondeur de timbre, minorée par son déficit de charisme face à l’amant de sa femme. Plus à l’aise dans le boniment sardonique du clown (Prologue de Pagliacci), le même baryton incarne la noirceur du déséquilibré (Tonio) qui précipite le drame. La stylistique italienne brille chez baryton Leon Kim (Silvio) par ses élans et appuis qui font respirer son rôle d’amoureux, hors du cercle de violence sociale. La clarté de timbre du jeune ténor Maciej Kwaśnikowski (Peppe) brille lors de la saynète baroquisante de commedia dell’arte. Dans les seconds rôles féminins, le mezzo chaleureux de Julie Pasturaud caractérise la Mamma Lucia, alors que le soprano léger de Reut Ventorero (Lola) paraît vocalement déséquilibré face à ses acolytes.
Indéniablement, les chanteuses héroïnes de chaque opéra – Santuzza, la villageoise réprouvée par son amant ; Nedda, la Colombine de la troupe ambulante – dominent largement ce plateau par leur vocalité, leur jeu et leur engagement. Dans le rôle dramatique de Santuzza, la mezzo Marie-Andrée Bouchard-Lesieur est stupéfiante à plus d’un titre. La projection généreuse et l’homogénéité des registres, la musicalité, l’écoute constante des partenaires animent une présence dramatique, une animalité parfois (duo avec Turiddu), qui scotchent l’auditoire. Dans l’expression vériste, l’implication de la soprano Galina Cheplakova (Nedda) est optimale. De la légèreté du Stridono lassù, valorisé par ses passes de ballons avec les enfants (Opera Junior), jusqu’au chemin de croix de sa destinée, sa vocalité s’adapte avec une intense humanité.
Bouleversé par ce diptyque italianissime, le public de la première applaudit chaleureusement cette production d’ouverture de saison.
Cavalleria rusticana
Santuzza : Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Turiddu : Azer Zada
Lucia : Julie Pasturaud
Alfio : Tomasz Kumiega
Lola : Reut Ventorero
Vieille dame : Giuseppina Merli
Pagliacci
Nedda : Galina Cheplakova
Canio : Azer Zada
Tonio : Tomasz Kumiega
Peppe : Maciej Kwaśnikowski
Silvio : Leon Kim
Orchestre national de Montpellier, dir. Yoel Gamzou
Chœur Opéra national Montpellier Occitanie, dir. Noëlle Gény
Chœur Opéra de Dijon, dir. Anass Ismat
Chœur d’Opéra Junior (OONM), dir. Albert Alcaraz
Mise en scène : Silvia Paoli
Chorégraphie : Emanuele Rosa
Décors : Emanuele Sinisi
Costumes : Agnese Rabatti
Lumières : Fiammetta Baldiserri
Cavalleria rusticana
Opéra en un acte de Pietro Mascagni sur un livret de Giovanni Targioni-Tozzetti et Guido Menasci, créé à Rome au Teatro Costanzi le 17 mai 1890.
Pagliacci
Opéra en deux actes de Ruggero Leoncavallo (musique et livret), créé au Teatro dal Verme de Milan, le 21 mai 1892.
Opéra Berlioz | Le Corum (Montpellier), vendredi 3 octobre 2025.