Les festivals de l’été –
Salzbourg : GIULIO CESARE, ou la vie dans le bunker

Tcherniakov aborde l’opéra baroque avec le Giulo Cesare de Händel

Un spectacle fort, soulignant l’indiscutable modernité du compositeur.

La première œuvre de Händel reprise au XXe siècle, Giulio Cesare in Egitto, a été écrite pour les voix les plus célèbres du monde musical de l’époque, en 1723 : Francesco Bernardi (le Senesino) et Francesca Cuzzoni pour le couple César et Cléopâtre ; Margherita Durastanti et Gaetano Berenstadt pour Sesto et Ptolémée ; Anastasia Robinson et Giuseppe Maria Boschi pour Cornelia et Achilla. Cela montre bien le soin extrême avec lequel le Saxon entendait répondre à son adversaire Bononcini à la Royal Academy of Music et à ses deux nouvelles œuvres à l’affiche. Le succès fut tel que l’Italien abandonna son poste la saison suivante. Giulio Cesare est, depuis, restée l’œuvre la plus aimée et la plus représentée de Haendel.

Ils avaient déjà travaillé ensemble pour les deux Iphigénie de Gluck à Aix-en-Provence l’année dernière : Emmanuelle Haïm et Dmitri Tcherniakov se retrouvent aujourd’hui pour cette nouvelle production à Salzbourg. C’est la première fois que le metteur en scène russe participe à ce prestigieux festival, consacré cette année aux jeux du pouvoir. C’est également la première fois que Tcherniakov s’attaque à un opéra baroque, mais sa signature stylistique reste indéniable même dans une œuvre vieille de trois siècles. Ce n’est pas l’histoire de la campagne d’Égypte du Romain, mais les références au présent et surtout le jeu des « affects » – l’action qui pousse les protagonistes d’un extrême à l’autre de la gamme émotionnelle – qui constituent le véritable cœur du drame de Haym (le librettiste) et de Händel, mais aussi de l’opéra baroque tout court.

Dans ce cadre contemporain, César est un homme sûr de lui, Cléopâtre est tout d’abord une séductrice calculatrice, son frère Ptolémée un psychopathe, Cornelia une mère possessive envers le fragile et tourmenté Sextus avec lequel elle entretient une relation pour le moins complexe. Un ensemble hétéroclite d’êtres humains qui trouvent refuge dans un bunker souterrain pour échapper à une guerre qui se déroule à la surface et dont nous entendons les bombes faire trembler les murs de la Haus für Mozart et les sirènes retentir. Pour accroître l’implication du spectateur, des messages en grandes lettres rouges défilent en exhortant à chercher immédiatement un abri. En vain, les huit personnages chercheront à un moment donné une issue : tous restent prisonniers, souverains et serviteurs, vainqueurs et vaincus – même si in fine tous semblent vaincus dans leur lutte pour le pouvoir…

Les images que nous voyons sur scène sont familières à beaucoup d’entre nous qui, même sans avoir vécu une véritable guerre, en connaissent les représentations quotidiennes sur les écrans de télévision. Et nous ne sommes guère surpris par les scènes de violence, d’horreur et de torture que Ptolémée inflige à Cornelia, à Sextus, à sa sœur et, avant cela, à Pompée, le rival de César, à qui Ptolémée a offert la tête coupée du général romain sans penser à l’horreur et l’indignation ainsi suscitées : un Romain décapté par un Égyptien ! La musique de Händel s’adapte parfaitement à ces diverses situations grâce à sa force évocatrice et son caractère dramatique intrinsèque. Le seul moment de relative sérénité est celui du concertino qui accompagne le chant séducteur de Lidia/Cléopâtre : après l’explosion qui fait sursauter les spectateurs dans leurs fauteuils, l’ensemble de chambre apparaît au-dessus du bunker et entonne la musique céleste de « V’adoro pupille », tandis que César s’exclame : «  Cieli, e qual delle sfere | scende armonico suon, che mi rapisce ? ». Mais ce n’est qu’une illusion : il y a ici très peu de véritable amour, c’est l’amour du pouvoir qui prévaut. Après tant d’événements dramatiques, le livret de Haym offre une lieto fine artificielle, absolument peu convaincante. C’est pourquoi l’interprétation de Tcherniakov (qui s’est déjà montré plus provocant), reflète ici pleinement l’esprit de l’œuvre, n’en déplaise aux partisans de la tradition  qui, lors de la première, semblent avoir sifflé l’absence de péplos et de vestiges égyptiens.

La caractérisation des personnages et leur interprétation est superlative pour tous les interprètes. Christophe Dumaux, inoubliable Ptolémée, est ici César. Le timbre ne s’est certes pas amélioré, mais le style, l’assurance dans l’agilité, le phrasé tendu, la technique vocale sont impeccables et le personnage ressort dans toute sa tridimensionnalité. Son « Va tacito e nascosto » suscite à juste titre l’enthousiasme du public pour la précision incisive et l’expression malicieuse avec lesquelles il est interprété. On ne comprend donc pas pourquoi le virtuose « Quel torrente che cade dal monte » lui est retiré dans le troisième acte : Dumaux l’aurait sans doute interprété sans problème avec toute l’agilité requise. Les airs d’Achilla et de Nireno, souvent supprimés, sont quant à eux conservés.
Olga Kulchynska se plonge dans le rôle de Cléopâtre avec un grand engagement vocal et théâtral, excellant dans les deux domaines. Au personnage revient une série d’airs magnifiques que la soprano ukrainienne interprète avec une grande intensité dramatique, une douceur de timbre, une homogénéité dans les passages de registres et les changements de couleurs pour accompagner la transformation du personnage : du déjà mentionné « V’adoro pupille » délicatement sensuel, au déchirant « Piangerò la sorte mia ». La voix sombre de Lucile Richardot conviendrait parfaitement au personnage de Cornelia, mais la contralto/mezzo-soprano française, qui possède unegrande projection vocale, exagère dans son expressivité, avec des effets qui frôlent la vulgarité et rompent la ligne mélodique, même si c’est peut-être pour mieux correspondre à la lecture du metteur en scène, qui la voit excessive dans tout ce qu’elle fait. Pour Sesto, la question se pose toujours de savoir s’il faut confier le rôle à une soprano en travesti ou à un contre-ténor. Ici, on opte pour la deuxième solution, mais Federico Fiorio, excellent acteur et très précis dans son agilité, a un volume limité et un timbre très adolescent par rapport à ce qu’exige le personnage. Avec Tolomeo, il est facile de dépasser les limites du bon goût, ce à quoi s’emploie Yuriy Mynenko : phrasé saccadé, émission discontinue… Mais le personnage est finalement bien là. L’Achilla du baryton moldave Andrey Zhilikovsky est très convaincant, avec une grande projection et une expression sombre pour ce personnage trahi par ceux qu’il a servis avec une dévotion excessive. Un autre contre-ténor, Jake Ingbar, prête sa voix au personnage ambigu de Nireno, tandis que Roberto Raso est un Curio solide.

En fosse, le concert d’Astrée est dirigé par sa fondatrice Emmanuelle Haïm avec verve : le choix judicieux des tempi et des volumes sonores sont un régal pour les oreilles. La tension  dramatique de l’histoire est assurée, tout comme la mise en valeur des parties instrumentales solistes, particulièrement abondantes ici dans l’accompagnement des voix. C’est à la cheffe et à sa formation que revient une grande partie des applaudissements enthousiastes qui saluent les artisans du spectacle à la fin de la représentation. Une fois de plus, Händel démontre son extraordinaire sens théâtral et son indiscutable modernité.

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Les artistes

Giulio Cesare : Christophe Dumaux
Cleopatra : Olga Kulchynska
Cornelia : Lucile Richardot
Sesto : Federico Fiorio
Tolomeo : Yuriy Mynenko
Achilla : Andrey Zhilikhovsky
Nireno Jake Ingbar
Curio : Robert Raso

Salzburg Bach Choir (chef de chœur : Michael Schneider), Le Concert d’Astrée, dir. Emmanuelle Haïm

Mise en scène et décors : Dmitri Tcherniakov
Dramaturgie : Tatiana Werestchagina
Costumes : Elena Zaytseva
Lumières : Gleb Filshtinsky
Supervision des combats : Ran Arthur Braun

Le programme

Giulio Cesare

Dramma musicale en trois actes de Georg Friedrich Händel, livret de Nicola Francesco Haym, créé au King’s Theatre de Londres, le 20 février 1724.

Festival de Salzbourg, lundi 11 août 2025.