À Prague, une MANON LESCAUT seule, perdue, abandonnée de tous (même de Des Grieux ?)

Une lecture scénique guère convaincante mais une belle exécution musicale, notamment grâce à l’orchestre de l’Opéra de Prague et au chef Simone di Felice.
Inexplicablement mal aimée des directrices et directeurs des salles lyriques françaises, c’est à l’étranger qu’on peut avoir un espoir d’applaudir la Manon Lescaut de Puccini, donnée, par exemple, à Torre del lago lors des deux dernières éditions du festival Puccini, à Turin l’hiver dernier… ou à Prague en juin 2025. À Paris, la belle production de Robert Carsen donnée à l’Opéra de 1991 à 1996 n’a depuis jamais été reprise, quand Turandot, La bohème ont chacun fait l’objet de plusieurs productions à Bastille depuis la création de cette salle – sans parler de la Butterfly de Wilson, reprise dix fois ! Cette frilosité des programmateurs est incompréhensible[1] : Manon est une figure artistico-littéraire aussi célèbre, fascinante et populaire que Carmen ou La Dame aux Camélias ; le livret de l’opéra de Puccini, en dépit d’une écriture visiblement laborieuse (voyez ici le dossier que nous consacrons à l’œuvre) parvient de façon étonnante à condenser en une seule trajectoire tragique la multiplicité d’aventures et de personnages secondaires dont regorge le roman de l’Abbé Prévost, et la partition de Puccini est plus que séduisante, culminant dans les deux derniers actes, poignants, comptant parmi les plus belles réussites du compositeur lucquois. Merci, donc, à l’Opéra de Prague, de permettre à l’amateur de Puccini d’échapper un instant aux trop rebattues Tosca, Turandot et autres Bohème !
La mise en scène de ce spectacle est assurée par Sláva Daubnerová. Ce n’est pas le point fort de la soirée : la metteuse en scène n’offre guère de lecture spécifique de l’œuvre, se contentant de suivre les péripéties de l’intrigue sans jamais surprendre réellement le spectateur, transposant sagement l’intrigue dans l’Amérique de l’époque contemporaine (avec motel, buildings, arrivée de Manon en pick-up) – et lorgnant parfois un peu nettement du côté du spectacle proposé à Londres par Jonathan Kent en juin 2014 (un spectacle publié en DVD par Sony), notamment avec la tenue rose sexy de Manon à l’acte II, ou le décor sinistre et désolé de l’acte IV : un no man’s land désertique que ponctue la présence de quelques poteaux électriques… Si ce n’est qu’on observe, à l’arrière-plan de ce décor du dernier acte, un confortable fauteuil sur lequel Des Grieux s’assoit pour regarder l’agonie de Manon. L’espace d’un instant, on se dit qu’on va se retrouver en terrain (très) connu, avec une lecture proche de certaine Traviata qui sillonne actuellement les routes de France : Des Grieux est un homme. Il est donc incapable d’éprouver de l’empathie devant l’agonie de la femme qu’il aime. Il est d’ailleurs absolument incapable d’éprouver de l’amour. Sans doute jouit-il, qui plus est, du spectacle de l’agonie de Manon. Il vide d’ailleurs consciencieusement par terre le contenu de sa bouteille d’eau lorsque celle-ci déclare mourir de soif. Soudain, il enfile deux gants de cuir. Ah ! Il va sans doute l’étrangler sadiquement ? Peut-être même la violer avant de la tuer ? Mais non : il retire finalement ses gants de cuir, aussi inexplicablement qu’il les avait enfilés. Et verse même quelques larmes devant la mort de Manon. Sans pour autant s’approcher d’elle ou, encore moins, la prendre dans ses bras. Il la regarde mourir en restant debout. Puis quitte la scène. Soit. Comprenne qui pourra.
De la distribution, on apprécie le Musico bien chantant de Michaela Zamjmi, le Capitaine tout à la fois sonore et pétri d’humanité d’Oleg Korotkov, ou encore l’Edmond très convaincant de Daniel Matoušek. Les trois rôles les plus importants de l’ouvrage sont défendus avec les honneurs par Ghiulnara Raileanu, Peter Berger et Lukáš Bařák. Ce dernier campe un Lescaut plein de fougue et de jeunesse, contrastant avec le Des Grieux plus posé de Peter Berger, peut-être pas tout à fait le spinto attendu dans ce rôle long et exigeant, mais parvenant sans encombre au terme de la représentation. Ghiulnara Raileanu remporte un beau succès en Manon. On craint dans un premier temps que les aigus ne soient un peu courts, voire parfois peut-être un peu bas, mais la voix se chauffe au fil de la soirée : le dernier acte est parfaitement maîtrisé avec un « Sola, perduta abbandontata » générant toute l’émotion attendue. In fine, grâce à un timbre soyeux et homogène mais aussi une belle implication vocale et scénique, la chanteuse incarne un portrait complet et convaincant de l’héroïne.
Musicalement, la palme revient cependant à un orchestre d’une fort belle tenue, excellemment dirigé par un Simone di Felice, parvenant à rendre compte des ambiances et climats on ne peut plus contrastés qui tissent la trame de l’ouvrage : effervescence du premier acte, ennui distingué du second, dramatisme intense du troisième, pathétique de la scène finale : le chef ne néglige aucun détail, aucune nuance pour donner corps de façon convaincante à ces tableaux sonores, sans jamais perdre de vue l’implacable progression dramatique magistralement pensée par Puccini.
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[1] Notons cependant que Manon Lescaut sera enfin à l’affiche d’un opéra français la saison prochaine : ce sera en mars/avril à l’Opéra de Lyon.
Manon Lescaut : Ghiulnara Raileanu
Renato Des Grieux : Peter Berger
Geronte di Ravoir : František Zahradníček
Le Musicien : Michaela Zamjmi
Edmond : Daniel Matoušek
Le capitaine : Oleg Korotkov
L’hôtelier, le sergent archer : Roman Vocel
Le maître de ballet, l’allumeur de réverbères : Vít Šantora
Chœur et orchestre de l’Opéra de Prague, dir. Simone di Felice
Mise en scène : Sláva Daubnerová
Dramaturge : Jitka Slavíková
Décors : Alexandre Corazzola
Costumes : Tereza Kopecká
Lumières : Daniel Tesař
Video : Dominik Žižka
Manon Lescaut
Drame lyrique en quatre actes de Giacomo Puccini (1858-1924), livret de Mario Praga, Domenico Oliva, Luigi Illica, Giulio Ricordi, Ruggero Leoncavallo, Giacomo Puccini et Giuseppe Giacosa d’après le roman de l’abbé Prévost, créé au Teatro Regio, Turin, le 1er février 1893.
Opéra national de Prague, représentation du dimanche 22 juin 2025.