Les festivals de l’été –
Le double et l’inceste : relire le Don Giovanni à Aix, deuxième point de vue




Don Giovanni, festival d’Aix-en-Provence, 10 juillet 2025

Après le compte rendu de Nicolas Darbon,  peu convaincu par la lecture scénique de Robert Icke, nous publions ci-dessous le point de vue très différent de Marc Dumont.

Don Giovanni, c’est l’affrontement du réel et du symbolique. Le libertin court à sa perte et la statue d’un Commandeur métaphysique l’entraine dans sa chute. Or comme Timothée Picard le développe très justement dans le programme distribué à chaque spectateur, l’opéra a connu « mille et trois métamorphoses » au fil des ans et des contextes. Romantique et faustien au début du XIXe siècle, métaphysique, mythique, érotique, jazzy, initiatique, politique… Ce « dissolu puni » selon le sous-titre même, ouvre tous les possibles.

S’il y a mille et trois façon de mettre en scène le Don Juan de Mozart, celle que propose Robert Icke pour le Festival d’Aix en Provence est radicale et passionnante. Discutable ? La plupart des critiques ont éreinté ce spectacle présenté comme confus, taclant les incohérences, les libertés incompréhensibles prises avec le livret[1]. Pourtant, ce n’est pas du tout le reflet du spectacle auquel j’ai assisté ce jeudi 10 juillet.

Faut-il s’en tenir aux didascalies ? Il y a bien longtemps que la question est tranchée. Alors, Robert Icke propose un Don Juan du XXIe siècle, ancré dans nos questionnements sociétaux. D’où les costumes contemporains, un Don Juan en sweet à capuche et la transposition dans ce qui va peu à peu se révéler être un hôpital psychiatrique. Alors oui, le metteur en scène interprète. N’est-ce pas ce que l’on attend de lui : nous faire entendre, voir et penser autrement ce que nous croyions connaître ?

Pour cela, il ne fallait pas rater le lever de rideau qui est le pré-générique clé de tout le spectacle. Dans une chambre d’hôpital, le Commandeur écoute un mauvais disque 33 tours lorsque retentit le premier accord de l’ouverture. Et il s’effondre, frappé au cœur. Le rideau se referme. Tout est consommé. Tout peut commencer, en flash-back d’une vie dissolue. Et le spectateur de comprendre rapidement que le Commandeur et Don Juan ne font qu’un – thème du double qui parcourt toute la scénographie.

« Qui est mort ? Vous ou le vieux ? » La question que Leporello lance à Don Giovanni à l’issue de son duel avec le Commandeur prend ici un sens particulier, celui du questionnement d’un psychanalyste plongeant le patient dans son inconscient. Car ce vieux revit sa vie en ses derniers instants, celle d’un libertin courant de conquête en conquête, se fuyant lui-même dans sa course à l’abîme. Au moment du banquet final, retour à la même configuration, mais les trois fameuses musiques de scènes ne sont pas jouées à l’orchestre. C’est le Commandeur qui place trois disques sur la platine, le son du dernier extrait étant distendu, mourant – belle idée dramaturgique ajoutant à la cohérence de la vision d’ensemble.

Au fond, nous ne savons rien de Don Juan ni du Commandeur, dans la pièce de Molière comme dans l’opéra de Mozart. Ici, Robert Icke propose une lecture que nous découvrons rapidement avec l’air du catalogue qui est l’autre moment clé du spectacle. Leporello égrène les conquêtes et de multiples jeunes femmes sorties d’un concours de Miss entrent sur scène. Drôle et logique. Jusqu’à ce qu’il évoque « la piccina, la piccina… » Et la petite apparait, gamine avec son nounours. Alors tout est en place car « sua passion predominante è la giovin principiante », sa passion première est la jeune débutante. Logiquement, au second acte, c’est à cette enfant (impeccable et touchante Daphné Guivarch, très sollicitée) que Don Juan chante sa sublime sérénade, avec une suavité sans pareille, où le mezza-voce d’Andrè Schuen nous fait chavirer, alors que la gamine verse sur sa tête quelques éclats rouges en forme de cœur…

Le cœur est la grande affaire de l’opéra. Il est partout. Dans le pré-générique donc ; dans ses battements sonores récurrents qui loin de phagocyter la musique mozartienne créent un univers aux sonorités électroacoustiques subtilement enchâssées ; dans la boîte de chocolat offerte à l’enfant ; dans les mots de Leporello à son Maître (« Vous n’avez donc pas de cœur») ; dans ce moment symbolique, inattendu et poétique, lors du banquet final où le premier plat apporté sur la table est couvert d’un linge qui, enlevé, laisse échapper un ballon rouge en forme de cœur qui s’envole dans les cintres… Don Juan n’a plus de cœur et il en meurt lorsque, symboliquement, voici qu’il donne la main à son double. Car le dramma giocoso est sinistre et Leporello le souligne à la toute fin : « Nous sommes tous morts ! ».

Donc, en respectant le texte même, tout s’éclaire : Donna Anna fuyait son père incestueux, horrifiée par ses assauts à répétition qu’elle subit depuis sa plus tendre enfance. Mais, syndrome de Stockholm oblige, si elle réclame à son fiancé Don Ottavio qu’il la venge et tue le violeur, elle n’a de cesse de l’humilier en repoussant indéfiniment leur union – jusqu’au final où elle exige une année de plus pour porter le deuil du père, ce Don Juan fatal. Golda Schultz (après avoir été récemment une belle Agathe du Freischütz au TCE) campait cette Donna Anna avec éclat et une voix rayonnante, particulièrement touchante dans son « Non mi dir, bell’idol mio » qui précède le final.

L’autre personnage féminin, Donna Elvira, est la femme du Don, fidèle, amoureuse jusque dans sa vieillesse – car au fil du second acte, Magdalena Kožená porte le poids des ans, courbée, claudiquante – jusqu’à venir embrasser le cadavre du Commandeur sur son lit de mort au moment de la chute finale du rideau. Après un début en demi-teinte, Kožená – investie à tous les instants en formidable comédienne – sut lui donner une profondeur que magnifia son air « Mi tradì quell’alma ingrata » : éblouissant et surtout bouleversant.

Nymphette aguicheuse et peu fidèle à son Masetto, Zerline va jusqu’à le blesser à mort au lieu de le soigner et le réconforter lorsque celui-ci a été battu par Don Juan au second acte. Contresens par rapport à la suavité originale de l’air « Vedrai carino » ? A moins que ce ne soit contrepoint au vitriol et pure projection fantasmatique dans les souvenirs du Don-Commandeur ? L’interprétation qu’en donne Madison Nonoa est cruelle après avoir été versatile en fonction de la situation. Son duo avec Don Juan a la sensualité à fleur de peau et « La ci darem la mano » se terminait dans une étreinte sur canapé. Mais au fond, là comme partout dans l’opéra, il s’agit bien d’un mano a mano, véritable lutte de l’un contre l’autre, d’où Don Juan est le perdant désigné, de plus en plus hagard, jusqu’à se tenir péniblement debout, accroché à sa potence de perfusion qu’il traine avec lui à la fin du second acte.

Logiquement, les vidéos répétées de femmes-mannequins au corps désarticulé viennent pointer le reflet du fantasme mortifère de Don Giovanni pour qui le corps de la femme n’est qu’un pantin depuis le viol originel. Alors, le sang rouge envahit le costume, de Zerline outragée comme de Don Juan violenté, projeté du haut de l’escalier à la fin du premier acte – autre image forte grâce à la cascade impressionnante de Marc Sonnleitner.

A plusieurs reprises le Commandeur passe et repasse sur scène comme un fantôme. Mais lorsque l’excellent Clive Bayley chante, si la voix n’a pas la profondeur sépulcrale parfois attendue, c’est d’un autre registre qu’il s’agit, humain, jetant un regard réprobateur sur son passé.

Le Masetto d’une autre basse, Paweł Horodyski, impose sa présence par son timbre comme par son investissement scénique alors que l’Ottavio du ténor Amitai Pati est plus en retrait non par le timbre, subtil et délicat, mais par un certain manque de projection comme son Dalla sua pace, campé seul sur scène, le faisait entendre. Quant au Don Juan d’Andrè Schuen, habitué du rôle, il campe avec une nonchalance feinte un séducteur tour à tour blasé, fiévreux, cajoleur ou angoissé. C’est pourtant le Leporello de la basse Krzysztof Bączyk qui retient tous les regards. Le travail sur la prosodie et les inflexions du texte font de son personnage le véritable Commandeur de l’opéra. Car le choix des récitatifs quasi parlés, où le clavecin intervient si peu, ajoute à la tension, particulièrement dans les dialogues entre Don Juan et ce Leporello impérial – qui se révèlera in fine être son médecin traitant. Chacune de ses interventions dans une diction imparable ou chantées avec une voix d’airain, focalise l’attention et impose une présence

L’Orchestre Symphonique de la Radio de Bavière, somptueux, répondait à toutes les inflexions et nuances demandées par le chef. L’ouverture qui met en avant les timbales crépusculaires rappelait que Simon Rattle fut lui-même un formidable percussionniste. L’orchestre semble gifler Elvira lors de son grand air d’entrée « Ah, chi mi dice mai » ; il gronde ou feule à l’envie et tous les pupitres développent des couleurs changeantes, envoutantes. La direction acérée et rapide de Rattle, leur directeur musical depuis 2023, y est pour beaucoup, dégageant une énergie vitale. Leur entente est d’évidence depuis plus de quarante ans qu’ils se fréquentent. C’est peu dire que le chef sait ménager les climats et les climax, jouant aussi sur les silences qui deviennent angoissants au milieu d’un déroulement dramatique sombre et assumé comme tel.

Il n’y a donc là ni tristesse ni ennui émanant d’un spectacle à la dramaturgie pensée au cordeau. Et tout fonctionne, en parfait accord avec le texte (sauf lorsque les masques du finale du premier acte ne sont pas masqués, sauf quand il n’y a pas de cimetière dans la scène éponyme – mais qu’importe…). Là, l’opéra dérange par sa noirceur, sa violence, dans une lecture obligeant à relire et repenser Don Giovanni. Tant mieux !

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[1] Le Monde : https://www.lemonde.fr/culture/article/2025/07/05/le-don-giovanni-de-robert-icke-ouvre-le-77eme-festival-d-aix-en-provence-sous-le-signe-de-la-folie_6618826_3246.html?search-type=classic&ise_click_rank=1

Concert Classic : https://www.concertclassic.com/article/don-giovanni-selon-robert-icke-au-festival-daix-en-provence-2025-sous-perfusion-compte-rendu

Le Figaro : https://www.lefigaro.fr/musique/notre-critique-de-don-giovanni-a-aix-en-provence-le-piege-de-la-confusion-20250706

La Croix : https://www.la-croix.com/culture/festival-d-aix-en-provence-don-giovanni-a-cour-ouvert-20250705

Les artistes

Don Giovanni : Andrè Schuen
Leporello : Krzysztof Bączyk
Donna Anna : Golda Schultz
Donna Elvira : Magdalena Kožená
Don Ottavio : Amitai Pati
Il Commendatore : Clive Bayley
Zerlina : Madison Nonoa
Masetto : Paweł Horodyski
Enfant : Daphné Guivarch
Cascadeur : Marc Sonnleitner
Figurantes et figurants :
Laurène Andrieu, Nastia Bagaeva, Caitlin Dailey, Maëlle Desclaux, Chloé Lendormy, Ivana Testa, Emilie Vaudou, Jean-Baptiste Cautain, Victor Martinez Caliz

Chœur Estonian Philharmonic Chamber Choir, dir.  Aarne TalvikOrchestre Symphonieorchester des Bayerischen Rundfunks ,dir. Sir Simon Rattle

Mise en scène : Robert Icke
Scénographie : Hildegard Bechtler
Costumes : Annemarie Woods
Lumière : James Farncombe
Chorégraphie : Ann Yee
Vidéo : Tal Yarden
Son : Mathis Nitschke
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Illusions : Chris Fisher, Will Houstoun
Coordinateur de cascades : Ran Arthur Braun
Collaborateur artistique à la mise en scène : Gilles Rico

Le programme

Don Giovanni

Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé le 29 octobre 1787 au Théâtre des États de Prague.

Festival d’Aix-en-Provence, 4 juillet 2025.