Formidable Retour d’Ulysse dans sa patrie à Crémone :
La terra trema à Ithaque !

Grande réussite, scénique et musicale, pour ce nouveau Retour d’Ulysse
Un spectacle remportant un très beau succès, et qui mériterait amplement une reprise !
L’histoire d’une œuvre et de ses représentations
En 1640, le premier théâtre public, le San Cassiano, est en service à Venise depuis trois ans, révolutionnant le plaisir de l’opéra en musique, non plus réservé à une cour princière, mais ouvert à un public payant. Alors que le nouveau théâtre de San Moisé s’ouvre sur la reprise de son Arianna, le théâtre de San Giovanni e Paolo, inauguré un an plus tôt, accueille le nouvel opéra du vénéré Maestro di cappella de San Marco. Après ce premier succès, Il ritorno di Ulisse in patria fut représenté à Bologne avant de revenir à Venise au San Cassiano l’année suivante. Ensuite, à l’exception d’une éventuelle représentation à la cour impériale de Vienne à la fin du XVIIe siècle, il n’y eut plus de reprise jusqu’à l’époque moderne grâce à la découverte d’une partition manuscrite incomplète en 1922, dont l’authenticité fut mise en doute à l’époque, mais qui fut ensuite généralement reconnue comme authentique.
Après des représentations à Vienne (1971, Nikolaus Harnoncourt) et à Glyndebourne (1972, Raymond Leppard) basées sur une pratique d’interprétation historiquement informée, il y a eu la production de Salzbourg en 1985 avec la transcription pour orchestre moderne de Hans Werner Henze. Au fil du temps, Le Retour d’Ulysse est devenu de plus en plus populaire, avec des interprétations de qualité telles que les plus récentes d’Ottavio Dantone (Florence, 2021, dans la mise en scène de Carsen) et de Fabio Biondi (Genève, 2023). Des trois opéras du compositeur crémonais qui ont survécu, c’est le plus poignant et il est considéré comme le premier opéra moderne, en raison de son utilisation de différents styles musicaux – ariosi, duos, pièces d’ensemble ainsi que récitatifs, bien sûr – avec lesquels Monteverdi exprime, à travers la musique, les sentiments et les émotions d’un large éventail de personnages divins et humains.
Monteverdi au pays du cinéma néo-réaliste italien
La modernité de l’œuvre est exaltée par le metteur en scène Davide Livermore, qui situe l’histoire mythologique sur une île méditerranéenne après la Seconde Guerre mondiale, « une Ithaque suspendue dans l’après-guerre, imprégnée de l’odeur de la mer et de la mémoire d’un monde ancien. Une réalité livide et poussiéreuse qui semble tout droit sortie du cinéma néoréaliste de Rossellini et Visconti », écrit Livermore dans ses notes de mise en scène. Et c’est bien à Stromboli ou à La terra trema, mais aussi à Mediterraneo de Salvatores, que l’on pense en voyant les décors d’Eleonora Peronetti et les costumes d’Anna Verde, qui construisent un monde où « le temps devient une attente rythmée par le ressac de la mer et du vent et marque la répétition des gestes, le lent écoulement de la vie quotidienne » et où « l’île est l’écrin géographique de souvenirs méditerranéens ». Les lumières d’Antonio Castro et surtout les projections de D-WOK, si justes et essentielles dans ce spectacle, fournissent le support visuel pour définir un espace de terre en attente d’un avenir que l’on espère meilleur.
Une distribution d’excellence
Ce n’est pas seulement l’aspect visuel du spectacle qui est cinématographique ; cinématographique est aussi le jeu libre des chanteurs/acteurs, de sorte que le texte austère de Badoaro se transforme en un scénario moderne. Tout cela grâce à une distribution d’excellence qui voit dans les deux protagonistes principaux les performances mémorables de Mauro Borgioni et de Margherita Maria Sala. Le premier, expert incontesté de ce répertoire, incarne un Ulysse d’une grande autorité vocale, à la diction splendide, au phrasé sculptural et à la présence scénique élégante. La seconde, Penelope, est une merveille d’intentions expressives, de somptuosité vocale, de timbre résonnant et de chaleur. Le bras en bandoulière en raison d’une blessure survenue lors de la répétition générale, elle a stoïquement mené à bien sa prestation, faisant preuve d’un professionnalisme remarquable. L’un des rares chanteurs non italophones était Jacob Lawrence, qui, outre une prononciation parfaite, a fait preuve d’assurance et d’une présence efficace sur scène dans son Télémaque en pantalon court et boucles fauves. Plein de tendresse, le beau duo avec son père est une page mémorable qui clôt ici la première des deux parties en lesquelles les cinq actes du livret ont été divisés.
Les deux amants Eurymaque et Mélanthus, confiés à Alberto Allegrezza et à la soprano bulgare Alena Dantcheva, tirent leur épingle du jeu, tandis que la charmante Chiara Brunello incarne ici la vieille Ericlea avec beaucoup de bravoure. Les personnages humains sont complétés par le convaincant Eumete de Francisco Fernández-Rueda, Pisandro (Arnaud Gluck, un contre-ténor à la voix peu sonore), Anfinomo (le ténor Roberto Rilievi) et Antinoo (l’excellente basse Matteo Bellotto), les trois Proci que Livermore transforme en voyous arrogants. Parmi les déesses, nottons les présences somptueuses de Giulia Bolcato (Amore et Giunone), Cristina Fanelli (Fortuna) et surtout la Minerve transformiste d’Arianna Vendittelli à qui Monteverdi confie la partie la plus exigeante vocalement. Les dieux masculins ont la voix exceptionnellement large et variée de Luigi De Donato, Tempo sarcastique et Neptune très élégant, et de Valentino Buzza, comme d’habitude vocalement maniéré c’est ici plus acceptable dans le rôle de la divinité des divinités, Jupiter. Deux autres interprètes sont à mentionner : dans le prologue, Monteverdi et Badoaro nous montrent la fragilité humaine que le metteur en scène voit dans la nudité violée d’une femme, ici la talentueuse Chiara Osella, tandis qu’en tant que compagnon (et parasite) des Proci, il introduit le personnage d’Iro, cupide et matériel, que Livermore a gardé pour lui. En effet, se souvenant de son passé de ténor et de ses débuts ici même à Crémone en 1992, après 33 ans, Livermore revient ici en tant que metteur en scène et chanteur, chargeant son personnage grotesque de toute l’intelligence théâtrale accumulée au fil des ans et se targuant d’une solide performance vocale. Une participation avec laquelle il a voulu témoigner sa reconnaissance à ses professeurs de l’époque, en premier lieu Carlo Maier qui présidait le jury du concours vocal monteverdien, et un hommage à la figure bien-aimée du Divin Claudio.
Passionnante lecture de l’œuvre par Michele Pasotti
Si nous avons gardé l’exécution musicale orchestrale pour la fin, c’est sans doute parce qu’il s’agit ici de l’élément le plus pertinent du spectacle : l’exécution musicale d’une œuvre de Monteverdi, et de celle-ci en particulier, excède le simple cadre d’une lecture : c’est la recréation d’une partition dont il ne reste guère plus qu’une trace sténographique à interpréter, à compléter et à réaliser dans les instruments et la basse continue. Michele Pasotti est un luthiste expérimenté – il enseigne son instrument au Conservatorio Reale de Bruxelles et à la Maderna de Cesena – et a fondé en 2006 La Fonte Musica, un ensemble de musique ancienne spécialisé dans l’interprétation de la musique du XIVe au XVIIe siècle. Lauréat du prix Abbiati de la critique musicale italienne comme meilleur ensemble en 2022, il est aujourd’hui dans la fosse d’orchestre du Teatro Ponchielli pour redonner vie à ce chef-d’œuvre vieux de près de quatre siècles avec une rigueur philologique mais aussi avec quelques libertés opportunes. En effet, Pasotti a choisi de terminer l’opéra, après le duo du mari et de la femme enfin réunis, par un chœur, présent uniquement dans le livret, où les habitants d’Ithaque chantent la morale de l’histoire, la lutte entre le destin et l’homme armé de vertu, de sagesse et de force. La partie musicale n’est pas présente dans les manuscrits et la nécessité de donner une cohérence à l’intention festive de la ville de Venise, un élément clairement présent dans Il ritorno di Ulisse in patria, a conduit le chef d’orchestre à utiliser la musique du motet « Exultent cæli » de la Quarta raccolta de’ sacri canti publiée par Monteverdi en 1629. Une autre insertion est le « Ballo greco » de la sixième scène de l’Acte II composé par Pasotti lui-même sur une musique de Monteverdi (une « Entrata » du 8e Livre des Madrigaux) et une danse du citoyen crémonais contemporain Tarquinio Merula. Des libertés plus qu’acceptables dans le cas d’œuvres de cette époque et lorsqu’elles sont interprétées par un expert comme le maestro Pasotti et son ensemble, avec un son riche et plein malgré le nombre limité d’instruments.
Résultat : le public, qui aurait pu être plus nombreux, s’est montré fort enthousiaste et n’a pas lésiné sur les applaudissements, unissant dans sa reconnaissance les aspects visuels et musicaux du spectacle. C’était, hélas, la deuxième et dernière représentation d’un spectacle que l’on aimerait voir repris ailleurs !
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Ulisse : Mauro Borgioni
Penelope : Margherita Sala
Telemaco : Jacob Lawrence
Il Tempo/Nettuno : Luigi De Donato
Amore/Giunone : Giulia Bolcato
La Fortuna : Cristina Fanelli
Minerva : Arianna Vendittelli
Giove : Valentino Buzza
L’humana Fragilità : Chiara Osella
Eumete : Francisco Fernández-Rueda
Eurimaco : Alberto Allegrezza
Melanto : Alena Dantcheva
Iro : Davide Livermore
Pisandro : Arnaud Gluck
Anfinomo : Roberto Rilievi
Antinoo : Matteo Bellotto
Ericlea : Chiara Brunello
Orchestra La Fonte Musica ; Maestro concertatore e direttore : Michele Pasotti
Mise en scène : Davide Livermore
Décors, vidéos : Eleonora Peronetti, D-WOK
Costumes : Anna Verde
Lumières : Antonio Castro
Assistante mise en scène : Chiara Osella
Assistante costumes : Francesca Sartorio
Production Monteverdi Festival, Fondazione Teatro Ponchielli
Il Ritorno d’Ulisse in Patria (Le Retour d’Ulysse dans sa patrie)
Dramma per musica en un prologue et trois actes de Claudio Monteverdi, livret de Giacomo Badoaro, créé au Teatro SS Giovanni e Paulo (Venise) en 1640.
Cremone, Teatro Ponchielli, représentation du 13 juin 2025.