Au TCE, un Chevalier à la rose visuellement controversé, musicalement plébiscité

Il n’est finalement pas beaucoup d’occasions d’entendre à Paris l’un des plus beaux ouvrages lyriques de Richard Strauss, Le Chevalier à la rose : en dehors de la production d’Herbert Wernicke présentée à de nombreuses reprises à l’Opéra Bastille ces dernières années, le Théâtre des Champs-Elysées avait accueilli en 2009 une version de concert dirigée par rien moins que Christian Thielemann, avec Renée Fleming dans le rôle de la Maréchale.
Place cette fois au trublion polonais Krzysztof Warlikowski (né en 1962), qui s’offre une nouvelle bronca au moment des saluts, face à un public divisé sur l’appréciation de sa mise en scène. Fallait-il pour autant se laisser aller à foncer tête baissée vers le chiffon rouge tendue par le Polonais, aux provocations nombreuses mais jamais gratuites ? L’un des partis-pris du spectacle consiste ainsi à représenter le personnage d’Octavian en femme, dès le début du I : c’est là une manière de jouer sur les ambiguïtés de Strauss et son librettiste, capables de confier ce rôle à une mezzo-soprano en travesti, là où le choix d’un ténor léger aurait pu aisément s’imposer. Dès lors, les amours lesbiens de la Maréchale s’épanouissent pendant l’interlude, lors d’une vidéo explicite sur leur relation. Si l’idée apporte une certaine confusion pour le profane, en difficulté pour comprendre les enjeux du livret, elle ne séduit pas davantage un public déjà connaisseur de l’ouvrage, tant cette modification apporte peu, en dehors d’une actualisation contemporaine sur l’identité de genre.
Une autre idée de Warlikowski consiste à réduire la fascination pour le personnage de la Maréchale, dont la hauteur de vue finale ne doit pas faire oublier son côté sombre, entre adultère et penchants pédophiles (Octavian n’a que 17 ans). Les dernières projections vidéo, où on voit l’épouse retrouver son mari âgé, nous montrent le dur retour pour affronter la banalité du quotidien, loin de toute échappatoire. Dans le même temps, le ridicule du personnage d’Ochs (proche du Falstaff de Verdi) est ici minoré, tout en lui adjoignant un valet noir omniprésent et farfelu, volontiers danseur à ses heures. Si les notes d’intention de la mise en scène évoquent la question du racisme, la réalisation visuelle qui en est proposée au spectateur n’est pas claire.
Afin de pallier le statisme de l’action aux deux premiers actes, la scénographie somptueuse élaborée par Małgorzata Szczęśniak nous plonge dans une reproduction du Studio de la Comédie des Champs-Elysées (230 places), construit en 1913, soit deux ans après la composition du Chevalier à la rose. C’est là un prétexte pour transposer le récit dans l’univers arty de la Belle Époque, au chic superficiel et assumé, volontiers excentrique. Les costumes, également conçus par Szczęśniak, impressionnent par leur inventivité délirante, entre strass, paillettes et couleurs improbables. Si le recours au théâtre dans le théâtre permet de meubler quelques temps morts, il renforce aussi le livret sur les artifices de l’apparence, autour d’une direction d’acteurs admirablement soutenue. On notera enfin que Warlikowski évite certaines provocations souvent mal comprises (le recours aux piscines ou latrines par exemple), tout en distillant quelques détails troublants (ne faut-il pas voir dans le sweat-shirt Mickey une allusion au scandale provoqué en 2009 à Bastille pour Le Roi Roger de Szymanowski ?). Enfin, le Polonais ose quelques traits d’humour inhabituels, tel que le paquet de mouchoirs envoyé aux tourtereaux en fin de spectacle, comme une forme d’invitation à profiter d’un amour possiblement éphémère.
Face à cette mise en scène parfois confuse mais toujours passionnante, le public réserve un accueil chaleureux au plateau vocal, parmi les meilleurs du moment. Ainsi du vétéran Peter Rose, qui apporte toute sa science de la ligne pour donner à son Ochs des trésors de raffinement, sans jamais surjouer le côté comique, malgré quelques approximations au niveau de la justesse, notamment pour conclure le II. On aime plus encore la Maréchale d’une élégance suprême de Véronique Gens, qui fait oublier une puissance réduite dans les ensembles, par son amour des mots, toujours sculptés avec éloquence et précision. Jean-Sébastien Bou n’est pas en reste en Faninal, en donnant beaucoup de plaisir par son engagement sans ostentation, d’une grande justesse dramatique. La jeunesse vocale rayonnante de Niamh O’Sullivan dévoue à son Octavian des couleurs splendides sur toute la tessiture, autour d’une projection charnue. On se régale aussi de la Sophie de Regula Mühlemann, au timbre délicieusement orné dans les aigus, tout en offrant une belle présence scénique. Tous les seconds rôles sont parfaitement distribués, à l’instar du superlatif Francesco Demuro en chanteur italien ou du solide commissaire de Florent Karrer.
On ne saurait non plus imaginer un Chevalier à la rose réussi sans un chef à la hauteur, ce dont s’acquitte Henrik Nánási : à la tête d’un Orchestre national de France admirable de couleurs (au niveau des vents surtout), le Hongrois se joue des variations d’atmosphère avec un sens des transitions fluide et félin. Du grand art pour cet ouvrage délicieux, que l’on se plait toujours à retrouver, qui plus est dans l’écrin idéal du Théâtre des Champs-Elysées.
La Maréchale : Véronique Gens
Octavian : Niamh O’Sullivan
Sophie : Regula Mühlemann
Le Baron Ochs von Lerchenau : Peter Rose
Monsieur de Faninal : Jean-Sébastien Bou
Annina : Eléonore Pancrazi
Valzacchi : Krešimir Špicer
Un chanteur italien : Francesco Demuro
Marianne : Laurène Paternò
Un commissaire / Un notaire : Florent Karrer
Le majordome de la Maréchale / Le majordome de Faninal : François Piolino
Un aubergiste : Yoann Le Lan
Orchestre national de France, dir. Henrik Nánási
Chœur Unikanti, Maîtrise des Hauts-de-Seine
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Scénographie, costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Claude Bardouil
Vidéo : Kamil Polak
Le Chevalier à la rose
Opéra de Richard Strauss, livret de Hugo von Hofmannsthal, créé le 26 janvier 1911 à Dresde.
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, représentation du mercredi 21 mai 2025.