Un Paradis de Schumann onirique à la Seine musicale

Le Paradis et la Péri, La Seine musicale, 14 mai 2025.
La présentation du spectacle ne mentait pas : « Schumann comme vous ne l’avez jamais vu. » Et cela à plus d’un titre. Car si le spectacle ose une mise en scène de Daniela Kerck qui ne cesse de jouer avec la vidéo onirique d’Astrid Steiner, ce n’est pas pour faire genre mais bien pour magnifier ce chef d’œuvre trop oublié, dont le teaser donne une idée de l’onirisme :
https://www.youtube.com/watch?v=Mf9PYV0C3gs
De plus, il est troublant de voir Schumann en personne sur scène. Car le ténor Sebastian Kohlhepp n’incarne pas seulement le rôle crucial de commentateur de l’action. Il est Schumann, dans son habit noir et sa coiffure évoquant un célèbre portrait du compositeur. La ressemblance est frappante, poignante – et l’interprète bouleversant d’humanité.
Étrange et poétique écriture que celle de Schumann, qui parfois hésite dans les transitions, qui toujours nous enchante par ses mélodies, son lyrisme, son romantisme à fleur de peau. Oratorio profane ou poème lyrique ? Schumann n’a jamais précisé clairement la nature de cette œuvre à nulle autre pareille, à la forme très souple, variant airs et duos, récitatifs et quatuors, accordant une grande place aux chœurs.
Étrange histoire que cette créature de lumière en quête de rédemption, inspirée de Lalla Rookh de Thomas Moore publié en 1817. Dès 1822, Spontini mit le texte en musique. Plus tard, ce fut Félicien David, en 1862, et Anton Rubinstein l’année suivante. Schumann, lui, composa cette vaste partition d’une heure et demi en 1843. La mode est alors à un exotisme oriental faisant feu de toute légende. Ici, la Péri nous mène sur les traces de la mythologie persane, dans les airs, d’Inde en Egypte, en Syrie et au Liban.
Cette créature céleste bannie du paradis est en quête de rédemption. Pour regagner sa place, elle doit offrir un don suprême aux portes du paradis. D’où sa quête d’un trésor digne des sphères célestes. Ses aventures touchent à l’universel, en évoquant le sacrifice, puis l’amour – qui ne réussissent pas à lui ouvrir les portes célestes. C’est finalement la rédemption de la troisième partie, et les larmes qu’elle engendre, qui lui permettent de retrouver sa place au Paradis.
Il avait fallu attendre longtemps avant de découvrir le premier enregistrement de cette Péri. Ce n’est qu’en 1973 que de prestigieux solistes (Edda Moser, Brigitte Fassbaender, Nicolai Gedda…) nous enchantaient sous la baguette d’Henrik Czyz avec une prise de son majestueuse en quadrophonie. Tant d’autres suivirent, d’Armin Jordan à Giuseppe Sinopoli, de John Eliot Gardiner ou Simon Rattle à Nikolaus Harnoncourt.
Laurence Equilbey, qui a travaillé avec Nikolaus Harnoncourt, a sans doute écouté son enregistrement de 2005, en a retenu les fulgurances mais pas les excès (de lenteur ici, d’effets appuyés à d’autres moments). Sa grande scène de combat dans la première partie sonne juste par le tempo vif comme par le jeu sur la spatialisation des masses chorales et orchestrales. Les moments intimes respirent et sonnent avec subtilité. La conduite générale est pensée pour le spectacle, sans alanguissement ni temps morts. Tout au plus regrette-t-on la présence d’un entracte qui vient couper l’ambiance de ces trois parties.
Car ce spectacle est prenant et le pari de cette Péri fut réussi. On sent un formidable travail d’équipe. Porter un oratorio rare[1] sur scène était pourtant une vraie gageure. La scénographie de Daniela Kerck plonge la Seine Musicale dans une ambiance sombre, aux tentures et au sol noirs, au symbolisme efficace, où les gestes et déplacements sont soigneusement pensés. Les vidéos immersives d’Astrid Steiner illustrent la fluidité irréelle d’un monde onirique où l’eau, les flammes, la forêt ou l’espace se déploient sous nos yeux, dans une perspective sans cesse renouvelée, mouvante, métamorphosée. Illustrer la musique n’est pas sans embûche. Malgré quelques figures psychédéliques et liquides répétitives, c’est bien l’onirisme qui était au rendez-vous. Celui que Schumann imaginait ?
Par sa légèreté, sa fluidité, la grande scène aquatique du Nil (début de la deuxième partie) fut un moment particulièrement abouti, féérique. Aux violences guerrières du combat qui précédait, ont succédé les couleurs diaphanes d’un orchestre parfait de précision, de contraste et d’investissement, mêlées au chœur aérien quasi irréel : Accentus dans ses œuvres, avec une mention particulière pour les chœurs féminins, légers comme des elfes !
Toute la soirée, l’Insula Orchestra a déployé une palette expressive et des nuances subtiles, entraîné par le premier violon de Stéphanie Paulet, efficacement soutenu par les cordes basses (le pupitre de contrebasses soulignant certains passages à bon escient), une belle petite harmonie, avec ophicléide et une autre mention spéciale pour la suave clarinette de Vincenzo Casale et des cors que l’on aurait aimé encore plus coruscants.
Bien sûr, la réussite de l’ensemble tient musicalement à des solistes particulièrement homogènes et de grande qualité, de la courte intervention de Lancelot Lamotte en jeune homme repenti, au Gazna de bronze du baryton Julien Clément et à la jeune fille touchante de Clara Guillon. L’ange de la mezzo Victoire Bunel, à la voix séraphique, l’alto prenant d’Agata Schmidt, le baryton si musical et chantant de Samuel Hasselhorn, tous semblaient happés par leur rôle. Les deux héros de la soirée, ceux à qui le compositeur a réservé la plus grande part musicale, furent donc le Schumann-ténor-récitant profane de Sebastian Kohlhepp, à la diction parfaite, à la voix totalement idoine pour le rôle, au timbre chaud et profond, et dont chaque intervention a montré une science du phrasé comme une intime compréhension de l’œuvre.
Et puis, il y a la Péri. Originellement, c’est la soprano Johanni van Ostrum qui devait interpréter le rôle. Souffrante, elle a été remplacée par Mandy Fredrich. Après une première intervention légèrement en retrait, sa voix s’est ouverte et nous a touché toujours plus au fil de ses interventions, dans sa désolation de se voir refuser l’entrée au ciel jusqu’à son air final de joyeuse béatitude, avec un timbre profond et ce léger vibrato donnant une profondeur et une fragilité non à la voix, mais au personnage. Comme une fêlure interne à cette Péri en quête de perfection paradisiaque.
Des spectacles originaux proposés par la Seine Musicale (voir par exemple le compte rendu de Beethoven Wars), celui-ci est sans conteste le plus réussi. Hors norme, mêlant théâtre, vidéo et musique, il incite à la rêverie et nous porte directement dans le Paradis enchanté de Schumann.
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[1] Même si Jordi Savall en a proposé une lecture de concert il y a deux jours à la Philharmonie de Paris…

La Péri : Mandy Fredrich
Sebastian Kohlhepp, Ténor
Agata Schmidt, Alto
Samuel Hasselhorn, Baryton
La jeune fille : Clara Guillon
L’Ange : Victoire Bunel
Gazna : Julien Clément
Le jeune homme : Lancelot Lamotte
Chœur Accentus – Insula orchestra, dir. Laurence Equilbey
Chef de chœur : Albert Horne
Mise en scène : Daniela Kerck
Vidéo : Astrid Steiner
Costumes : Andrea Schmidt-Futterer
Lumières : Andreas Frank
Dramaturgie : Antonia Goldhammer
Le Paradis et la Péri
Oratorio profane de Robert Schumann, créé le 4 décembre 1843 à Leipzig.
Boulogne-Billancourt, La Seine Musicale, représentation du mercredi 14 mai 2025.