La sonnambula à Rome – ou le sommeil agité d’Amina !

Face à une mise en scène ratée qui heurte la musique et tourne en dérision l’opéra lui-même, l’équipe musicale triomphe – et tout particulièrement l’excellent chef Francesco Lanzillotta.

La Suisse, totalement absente dans le récent Guillaume Tell de la Scala, est bien présente  dans La sonnambula qui se donne actuellement maintenant au Costanzi de Rome, mais seulement dans le nom de la galerie d’art « Elvezia », qu’Elvino a louée pour son mariage avec Amina… Car l’histoire, dans cette mise en scène, se déroule à Rome où la jeune fille, après avoir visité le Palais Barberini, s’endort dans une chambre de l’Hôtel Quirinale. L’hôtel est relié au Teatro dell’Opera par une porte située dans le jardin qui donne directement sur le couloir des loges de gauche : Domenico Costanzi fit d’abord construire l’hôtel Quirinale le long de la nouvelle Via Nazionale en 1874 et en 1880, sur le terrain attenant, l’opéra qui manquait encore à la nouvelle capitale. L’architecte des deux bâtiments avait conçu ce passage qui était régulièrement emprunté par les artistes séjournant à l’hôtel, de Verdi à Callas, et un portrait de la Divina, l’un des nombreux accrochés aux murs de la galerie, est d’ailleurs présenté dans l’exposition. Il s’agit en fait de vidéos grâce auxquelles on peut voir des chefs-d’œuvre du passé comme la Madeleine pénitente de Vouet revisitée dans un style contemporain, ou la Velata de Corradini, devenue le « monument de la mère disparue » d’Elvino sur lequel les deux jeunes gens s’étreignent de façon très irrévérencieusement et inconfortable !

Dans le programme, treize pages sont consacrées aux « notes de mise en scène » du spectacle, confiées à Jean-Philippe Clarac et Olivier Deloeuil – Le lab, collectif artistique bordelais qui compte parmi ses collaborateurs Christof Pitoiset pour les décors et la lumière, Pascal Boudet et Timothée Buisson pour les interventions vidéo et Julien Roques pour le graphisme. Avec la dramaturgie de Luc Bourrousse, l’histoire simple devient une visualisation des différents niveaux d’exploration de l’inconscient où « le sommeil devient un réservoir de métaphores visuelles : de la vie érotique, de la vie spirituelle, de la maladie et de la mort ». La mise en scène crée un dialogue constant entre les vidéos et l’action théâtrale sur scène. Un dialogue entre rêves, cauchemars, hallucinations, obsessions et images mentales ».

Avant que la musique ne commence, nous voyons donc une jeune fille, l’alter ego d’Amina, qui, après avoir erré dans Rome la nuit, entre dans la chambre où la Divina avait l’habitude de séjourner (une chambre transformée en petit musée avec des photos et des affiches de ses spectacles romains), avale quelques pilules avec de l’alcool et tombe dans un profond sommeil. Elle n’est donc pas somnambule et l’histoire de Scribe transformée en livret par Felice Romani n’est qu’un cauchemar induit par le mélange de psychotropes et de spiritueux. Une idée peu originale, mais aurait pu être acceptable si la réalisation en avait été convaincante. Ce qui n’est pas le cas ici, où le décalage entre ce qui est théorisé et ce qui est joué est à son comble, heurte la musique, tourne en dérision l’opéra lui-même et introduit des « trouvailles » d’un goût douteux ou carrément ridicules (l’apparition d’Amina avec deux oreillers noués derrière la tête…) ou les numéros musicaux annoncés comme des « performances ».

© D. R.

Lors de la deuxième représentation, les metteurs en scène ne se sont pas présentés aux saluts finals, s’épargnant ainsi les probables huées qui avaient accompagné leur entrée lors de la première, et le public a concentré ses faveurs sur les acteurs de la partie musicale : en premier lieu Francesco Lanzillotta, lequel a offert une lecture de la difficile partition de cette œuvre « simple », le septième titre du catalogue de Bellini, difficile à surpasser en termes de qualité. « La simplicité de l’orchestre de Bellini révèle en fait un travail de composition complexe qui conduit à la sublimation de l’élément mélodique. « Ah ! Non credea mirarti » fait même l’économie d’un hypothétique dédoublement des instruments. Écrire de la musique avec si peu d’éléments en atteignant des sommets artistiques aussi élevés, se révèle in fine plus complexe que lorsqu’on en sollicite de nombreux ! », déclare le maestro Lanzillotta, soulignant ainsi la difficulté d’écrire pour un petit orchestre : 

il est facile d’obtenir de grands résultats avec soixante-dix instruments ou plus, chacun ayant sa propre couleur et son propre timbre. Mais c’est avec quelques instruments que l’on voit la capacité d’expression d’un compositeur, et le jeune chef romain, très présent actuellement dans tous les grands théâtres et festivals, met magistralement en valeur la qualité de l’écriture du jeune Bellini et démontre son habileté à révéler  l’ampleur du cantabile bellinien, d’une beauté épurée. La deuxième distribution du 11 avril ne fait guère regretter les stars absolues de la première. En particulier Marco Ciaponi, jeune ténor au beau timbre qui rappelle le jeune Pavarotti. Interprète apprécié du répertoire belcantiste – Nemorino, Tonio, Ernesto… – et lauréat de concours prestigieux, Ciaponi a déjà interprété le rôle d’Elvino à Dresde. Outre le don naturel de la voix, on admire la sensibilité d’un style élégant, tandis que dans les pages plus lyriques, il déploie des sons filés et des mezze voci passionnants. Les variations dans les reprises sont également très bien réalisées. Seuls les aigus ont parfois semblé un peu prudents, mais dans l’ensemble, il s’agit d’une prestation de grande classe, qui a été très applaudie.
On se souvient des excellentes prestations de Ruth Iniesta dans des répertoires très différents tels que la zarzuela, l’opéra français ou le bel canto italien. Elle montre ici une fois de plus sa technique convaincante et son beau matériau vocal. Les moments magiques de la partition tels  ‘Come per me sereno’ ou ‘Ah, non credea mirarti’, mais aussi les duos avec Elvino, mettent en valeur une agilité évidente et le phrasé expressif de la soprano espagnole. Le jeune Manuel Fuentes incarne un Comte Rodolfo solide, même si la ligne vocale est un peu monotone et si le chanteur a parfois du mal à suivre le rythme de l’orchestre. Monica Bacelli donne pour sa part une dimension savoureuse à Mamma Teresa tandis que Francesca Benitez se révèle une Lisa surprenante dans ses deux arias pleines de difficultés, affrontées et résolues avec beaucoup d’aisance et de tempérament. Mattia Rossi (Alessio) et Leonardo Trinciarelli (Notaro) complètent une distribution chaleureusement applaudie, ainsi que le chœur très bien préparé par Ciro Visco.
Ovations justifiées pour Francesco Lanzillotta !

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Les artistes

Amina : Ruth Iniesta
Elvino : Marco Ciaponi
Il conte Rodolfo : Manuel Fuentes
Teresa : Monica Bacelli
Lisa : Francesca Benitez
Alessio : Mattia Rossi
Il notaro : Leonardo Trinciarelli

Orchestre et chœur du Teatro dell’Opera di Roma, dir. Francesco Lanzillotta (chef de chœur : Ciro Visco)

Mise en scène, décors et costumes : Jean-Philippe Clarac & Olivier Deloeuil “LE LAB”
Collaboration aux décors et éclairages : Christophe Pitoiset
Dramaturgie : Luc Bourrousse
Vidéo : Pascal Boudet et Timothée Buisson
Graphisme : Julien Roques

Le programme

La sonnambula

Opéra semiseria en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani d’après le vaudeville d’Eugène Scribe. Créé le 6 mars 1831 au Teatro Carcano à Milan.

Opéra de Rome, représentation du 11 avril 2024.