Salomé à l’Opéra de Metz: un spectacle inabouti et déroutant

Salomé à l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz

Certains soirs de Première à l’opéra peuvent être lourds de désillusions et d’une cruauté brutale. À Metz, la nouvelle production de Salomé de Richard Strauss, confiée au metteur en scène Joël Lauwers, est accueillie par des applaudissements polis et une large incompréhension du public.

Le Regietheater a encore frappé

C’est une étrange expérience, au terme d’une représentation, que de sentir autour de soi une salle perplexe et de n’entendre crépiter que des applaudissements retenus, privés de tout enthousiasme. Quelques bravos saluent ponctuellement certains artistes et les chanteuses des rôles principaux quittent la scène les bras chargés de fleurs, mais c’est indiscutablement un accueil très tiède que le public messin a réservé à la nouvelle production maison de Salomé de Richard Strauss.

La sidération des spectateurs au baisser de rideau incombe-t-elle au livret et à la partition de Salomé ?

De Lucas Cranach à Lucien Lévy-Dhurmer en passant par Gustave Moreau, la peinture occidentale s’est régulièrement nourrie des quelques lignes de l’Évangile de Matthieu qui suggèrent plus qu’elles ne racontent la passion mortifère de la fille d’Hérodiade pour Jean-le-Baptiste. Double de Judith qui tranche la tête d’Holopherne dans un récit de l’Ancien Testament, Salomé est depuis deux millénaires l’incarnation d’une féminité sulfureuse et lascive, une figure hyper érotisée pour laquelle amour et mort – les éternels éros et thanatos – se confondent en une libido funèbre et dérangeante. Si la morale bourgeoise du XIXème siècle a pu s’offusquer de l’exploitation du mythe de Salomé par des peintres perçus alors comme des pornographes, les temps ont – Dieu merci – bien changé et ce n’est certainement pas la liberté radicale de cette femme qui a choqué le public de l’Opéra de Metz.

Est-ce donc la musique de Richard Strauss qui a suscité tant d’incompréhension ? Pas d’avantage. Créée à Dresde dans les premières années du XXème siècle, Salomé est la réponse allemande à l’immense succès qu’avait rencontré le grand oratorio biblique Samson et Dalila de Camille Saint-Saëns créé à Weimar une vingtaine d’années plus tôt. Les deux partitions ont en commun une figure de femme fatale fortement érotisée, la même source d’inspiration religieuse judéo-chrétienne et des pages orchestrales d’une intensité tellurique, la danse des sept voiles composée par Strauss répondant très exactement à la frénésie de la bacchanale de Saint-Saëns.

Incontestablement, la musique de Richard Strauss est plus radicale et innovante que celle de son devancier : fortement imprégnée du Sprechgesang wagnérien, la partition de Salomé ne se décompose pas en numéros et ne fait pas alterner de manière conventionnelle les airs et les ensembles. Au contraire, elle offre en un flot mélodique incessant des raucités et des stridences qui peuvent froisser l’oreille mais qui ont rencontré à Dresde, en 1905, un accueil triomphal du public allemand.

Sans doute faut-il plutôt chercher les raisons de la perplexité du public messin du côté de la vacuité de la mise en scène imaginée par Joël Lauwers. La note d’intention publiée dans le programme de salle n’aide guère à comprendre sa vision de l’œuvre et les références à Alfred Hitchcock et à David Lynch sont bien vaines au regard du propos abscons que livre le spectacle.

Débarrasser Salomé de ses cothurnes et de ses voiles est le droit le plus absolu du metteur en scène s’il est capable d’effectuer une transposition pertinente du lieu et de l’époque de l’histoire qu’il entend raconter. Helmut Stürmer est le concepteur d’un décor unique et plutôt élégant qui aurait pu donner une certaine cohérence au spectacle : le rideau s’ouvre en effet sur le hall d’un hôtel ou la salle d’un café viennois de l’époque de la Sécession, contemporain de Richard Strauss. Les robes dans le goût de Fortuny que portent Salomé et Hérodias évoquent les silhouettes longilignes de Gustav Klimt et il pouvait sembler intelligent de situer l’intrigue d’une passion incestueuse et mortifère sous le patronage de Freud et des débuts de la psychanalyse. Las, Joël Lauwers passe littéralement à côté de sa mise en scène.

On passera rapidement sur le choix déroutant d’encombrer la scène de la totalité des protagonistes pendant la quasi-totalité du spectacle… À part dispenser le metteur en scène de régler les entrées et sorties des personnages, cette option engorge les espaces d’un plateau exigu, brouille la lisibilité de l’intrigue et – surtout – met les chanteurs dans la situation inconfortable de devoir inventer du jeu en permanence. Livrés à eux-mêmes, les artistes en sont souvent réduits à occuper l’espace, les bras ballants, et à se regarder chanter les uns les autres dans un non-spectacle malaisant.

Les quelques idées qui émergent de ce naufrage dessinent l’histoire d’une Salomé adulescente qui s’éveille à l’amour et à la sexualité dans la Vienne bouillonnante de la Belle Époque. La clé nous en est donnée pendant la danse des sept voiles que Joël Lauwers traite comme un flash-back. À l’occasion d’un bal donné par son beau-père Hérode, Salomé croise Jochanaan – un ami de la famille – qui l’invite à faire deux tours de valse avant de l’abandonner pour les bras d’autres danseuses. Éconduite et jalouse de n’avoir pas su inspirer de désir à un homme plus âgé qu’elle, Salomé fantasme alors une histoire dans laquelle elle imagine qu’on lui livre la tête de son amant sur un plateau d’argent. Un petit lit d’enfant qui apparait régulièrement à l’avant-scène est là pour rappeler l’immaturité émotionnelle de Salomé et les souillures de sang qui maculent ses draps à la fin du spectacle témoignent bien qu’elle est encore à l’âge des menstrues stériles et que le temps d’une sexualité adulte n’est pas encore advenu pour elle.

Les choix de mise en scène de Joël Lauwers auraient pu être cohérents si l’histoire racontée sur scène ne se heurtait pas en permanence avec le livret, hiatus d’autant plus criant que Salomé est donnée à Metz dans sa version française et que la diction des chanteurs est suffisamment bonne pour rendre intelligible l’intégralité des dialogues. Alors que le texte du poème d’Oscar Wilde suinte d’érotisme et de sensualité, le plateau ne donne effectivement à voir que des êtres à la chair triste, fagotés de costumes improbables. Le pauvre Jochanaan est le personnage qui fait le plus les frais de ces incohérences… Affublé d’un costume grisâtre mal taillé, on se demande en vain comment il peut inspirer la moindre pulsion érotique à Salomé qui chante pourtant être tombée sous le charme de sa « peau de neige », de son « teint de lys » et de ses « lèvres vermeilles ».

Sept mois après la tribune d’Emiliano Gonzalez Toro qui avait allumé une polémique dans le Landerneau lyrique sur les excès de certaines mises en scène « modernes », Metz cède donc aux sirènes du Regietheater au risque de se fracasser contre le mur d’incompréhension de son public.

Hors de l’orchestre, point de salut

Il advient fréquemment qu’une parfaite exécution musicale sauve du désastre une production lyrique visuellement consternante. Force est cependant de reconnaître que le casting réuni sur le plateau de l’Opéra de Metz est loin de donner entière satisfaction.

Le rôle de Salomé est écrasant : outre qu’il exige une voix large, une projection saine et des aigus d’airain, il demande surtout à son interprète une endurance inhumaine et une forme d’impudeur que peu de chanteuses sont prêtes à assumer. Si Teresa Stratas, Catherine Malfitano et Karita Mattila ont brisé le tabou de la nudité intégrale sur scène, rares sont les sopranos à être capables d’incarner Salomé de manière aussi radicale de peur de s’y consumer.

Du directeur de l’Opéra de Metz ou de Hedvig Haugerud elle-même, il est difficile de démêler lequel a été le plus inconscient de proposer un emploi aussi lourd à une interprète aussi jeune. On ne passe pas impunément en une saison de la quatrième servante d’Elektra au rôle-titre de Salomé sans courir le risque de se brûler les ailes et c’est précisément ce qui advient dans cette production qui s’apparente, pour la jeune artiste norvégienne, à un interminable chemin de croix.

Hedvig Haugerud est incontestablement une belle artiste : elle sait habiter le plateau, son timbre de soprano nordique sonne joliment dans tout le medium mais l’écriture de Richard Strauss l’oblige à crier la moindre note aiguë et – ce qui est plus préoccupant pour l’avenir de sa carrière – à puiser dans ses réserves dès le milieu du spectacle si bien qu’elle termine la représentation épuisée, la voix flirtant avec son point de rupture.

L’avenir dira si Hedvig Haugerud a l’étoffe d’une Maréchale, de Brunehilde, voire d’Iseult ; mais pour les années qui viennent, la sagesse et la prudence lui commandent de revenir à des emplois moins lourds. Nul doute qu’elle ferait une excellente Agathe du Freischütz si un directeur d’opéra désirait lui faire creuser le sillon du répertoire allemand.

Milen Bozhkov lui non plus n’est pas l’Hérode qu’on est en droit d’attendre d’une représentation de Salomé. Outre que l’articulation du français lui pose soucis et que la projection de la voix a paru trop courte pour passer le rideau de l’orchestre, le ténor bulgare a semblé souvent en difficulté, incapable de trouver face à ses partenaires l’autorité nécessaire pour incarner le tétrarque de Galilée. À sa décharge, la mise en scène de Joël Lauwers ne l’aide guère à faire exister son personnage en le vidant de toute la dimension incestueuse qui – ordinairement – sous-tend ses échanges avec sa belle-fille. Restent cependant quelques jolis moments de chant, comme lorsque Milen Bozhkov invite avec insistance Salomé à danser. La pulpe du timbre reprend alors un peu de brillant, l’émission se fait plus sûre et on entrevoit quels Pinkerton et Caravadossi il est capable d’incarner.

Quelques voix bien en place viennent heureusement compléter cette distribution, à commencer par celle de Pierre-Yves Pruvot qui livre du prophète Jochanaan un portrait habité. Installé en fosse au côté des musiciens de l’orchestre, le baryton français n’éprouve aucune difficulté à projeter ses imprécations avec l’autorité qui sied à celui qui marche en avant du Messie et lui prépare la route. Le bronze du timbre est solide, les notes les plus aiguës sont chatoyantes mais c’est surtout l’impassibilité de l’interprétation qui séduit et convainc.

Dans la courte partie d’Hérodias, Julie Robard-Gendre est elle-aussi rigoureusement en place. Mieux servie que ses camarades par la mise en scène qui la fait incessamment hanter le plateau – manière de suggérer l’abandon dont elle est victime de la part de son époux – elle dispose d’un timbre de mezzo fruité, large sans être trop envahissant ni lui conférer une vocalité de matrone. La colère qu’elle laisse éclater pour interrompre la querelle des Juifs est celle d’une chanteuse qui contrôle son instrument et sait le colorer à sa guise.

Sébastien Droy livre lui-aussi de beaux moments de chant en incarnant un Narraboth rêveur et mélancolique. Ses invocations à la lune sont déclamées d’un timbre frémissant et sa voix de ténor fait merveille dans le duo qu’il partage avec Salomé tandis qu’elle essaye de le convaincre de libérer le prophète enchainé.

Le reste de la distribution – composé d’une dizaine d’artistes qui n’ont chacun que quelques répliques à chanter – est unanimement enthousiasmante. En émergent cependant la jeune mezzo Marie-Juliette Ghazarian qui incarne un page discret mais séduisant, ainsi que Jean-Vincent Blot dont le métier solide et la voix sombre se jouent des difficultés des interventions du premier Nazaréen et du premier soldat qui lui sont confiées.

Dans la fosse de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, la jeune maestra suisse Lena-Lisa Wüstendörfer dirige pour la première fois une production d’opéra et révèle, face aux difficultés de la partition de Salomé, un tempérament de grande cheffe lyrique en devenir. Empoignant à bras le corps une œuvre qui nécessite qu’on lui insuffle une vie palpitante, elle réussit à embrasser sous sa baguette l’entièreté de la phalange messine qui déborde pourtant de la fosse jusque dans les baignoires et les loges d’avant-scène. Sous sa battue rigoureuse, les cordes de l’Orchestre national de Metz Grand Est frémissent intensément, les pupitres des vents jouent parfaitement à l’unisson et c’est toute la complexité de la musique de Richard Strauss qui est restituée dans un caléidoscope de plans sonores d’une somptuosité inouïe. Très attendue dans la page orchestrale de la danse des sept voiles, Lena-Lisa Wüstendörfer en livre une interprétation sensible et à la frénésie mesurée, mais c’est surtout dans les grands épanchements du tableau final qu’elle affirme le mieux ses affinités avec le lyrisme straussien et la musique viennoise du début du XXème siècle.

Au rideau final, c’est donc probablement ce hiatus entre une musique sublime, un plateau inégal et une mise en scène aux abonnés absents qui a figé le public dans de longues secondes de silence gêné avant que la sidération ne laisse place à des applaudissements timides. Que Paul-Émile Fourny souhaite inscrire une œuvre aussi essentielle que Salomé au répertoire de Metz demeure malgré tout le signe d’une programmation artistique inspirée et exigeante.

Les artistes

Salomé : Hedvig Haugerud
Hérode : Milen Bozhkov
Hérodias : Julie Robard-Gendre
Jochanaan : Pierre-Yves Pruvot
Narraboth : Sébastien Droy
Le page d’Hérodias : Marie-Juliette Ghazarian
Premier Juif : Paul Gaugler
Deuxième Juif : Eric Huchet
Troisième Juif : Frédéric Diquero
Quatrième Juif : François Almuzara
Cinquième Juif : Louis Morvan
Premier Nazaréen / Premier soldat : Jean-Vincent Blot
Deuxième Nazaréen : Tadeusz Szczeblewski
Deuxième soldat : Nathanaël Tavernier
Un Cappadocien : Olivier Lagarde
Une esclave : Lucile Lou Gaier
Acteur : Erwan Piriou
Actrice et danseuse : Donia Fraincart

Orchestre national de Metz Grand Est, dir. Lena-Lisa Wüstendörfer
Mise en scène : Joël Lauwers
Décors : Helmut Stürmer
Costumes : Corina Gramosteanu
Lumières : Patrice Willaume
Chef de chant : Bertille Monsellier
Assistante à la mise en scène : Kapitolina Tcvetkova

Le programme

Salomé

Opéra en un acte (version française) de Richard Strauss, livret du compositeur, d’après la traduction allemande de Hedwig Lachmann de la pièce de théâtre Salomé d’Oscar Wilde, créé au au Königliches Opernhaus de Dresde le 9 décembre 1905.
Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz, représentation du vendredi 5 avril 2024.