Salomé à Rome, un cauchemar noir

Rome, Salomé, 7 mars 2024

Barrie Kosky signe une Salomé de cauchemar, dépoussiérée de toute forme de tradition, épurée à l’extrême, mais d’une tension érotique et dramatique intense.

Une mise en scène épurée mais d’une grande tension dramatique

Quel est le point commun entre Sarah Bernhardt, Theda Bara, Patrick Dupond et Montserrat Caballé ? Ils ont incarné le personnage troublant de Salomé, respectivement au théâtre, au cinéma, au ballet et à l’opéra.

Objet de convoitise du cinéma muet, avant même que Strauss ne présente sa Salomé, la « danse des voiles » a connu d’innombrables versions chorégraphiques, de Loïe Fuller à Ida Rubinstein en passant par Mata Hari, tandis que la pièce d’Oscar Wilde dont elle est issue a rappelé les interprétations controversées de Carmelo Bene et Lindsay Kemp.

L’opéra a souvent été présent sur les affiches du Costanzi – la dernière fois, c’était en 2007 -, théâtre qui coproduit aujourd’hui avec l’Opéra de Francfort le spectacle dans lequel le metteur en scène Barrie Kosky offre une perspective différente de l’ordinaire : les spectateurs assistent au déroulement de l’histoire bien connue comme dans un cauchemar nocturne, depuis les sombres profondeurs de la citerne de Jochanaan. « Wie schwarz es da drunten ist ! Es muss schrecklich sein, in so einer schwarzen Höhle zu leben ! Es ist wie eine Gruft… » (Comme il fait sombre en bas ! Ce doit être horrible de vivre dans une grotte aussi noire… C’est comme un tombeau…), dit Salomé dans la deuxième scène et, en effet, la scène est strictement vide et sombre. La scénographie de Katrin Lea Tag, qui signe également les costumes, est pratiquement absente, les images sont bannies, seule Salomé et ceux qui interagissent avec elle sont éclairés par un projecteur, rayon de cette Lune omniprésente dans le texte. Tous les autres personnages ne sont que des voix. Le seul objet sur scène est un crochet de boucher qui, dans le finale, descend d’en haut dans le trou du sol et remonte avec la tête du prophète. Un moment de tension énorme, quasi insupportable, avec ce roulement de timbales fortissimo dans l’orchestre.

Salomé, souvent représentée, est une œuvre sur laquelle la poussière de la tradition s’est déposée. Le metteur en scène australo-allemand s’efforce d’en éliminer la moindre parcelle, en se débarrassant tout d’abord du kitsch biblique dans l’architecture scénique et les costumes : les premiers n’existent tout simplement pas, Kosky renonce à toute forme de visualisation ; les seconds sont contemporains, double boutonnage gris sur chemise noire pour Hérode, tailleur Chanel pour sa femme, uniforme militaire pour Narraboth et costume noir pour le garçon d’honneur.

Salomé est sur scène avant même que la musique ne commence, lorsque, dans l’obscurité, des bruits inquiétants se font entendre de partout dans la salle de théâtre. La femme apparaît avec une énorme coiffe de plumes qui la transforme en anémone de mer / oiseau de paradis, emmaillotée dans une longue robe de lamé chatoyant, une robe qui changera constamment tout en restant dans les trois couleurs symboliques, le blanc (virginité), le rouge (désir) et le noir (mort), qui sont également les couleurs des traits du prophète admirés par la femme : le blanc de la peau, le rouge des lèvres, le noir de la chevelure. Dans sa mise en scène, « le texte et la musique parlent d’eux-mêmes, ils sont si puissants qu’ils ne peuvent être illustrés », explique le metteur en scène. Ici, on ne se laisse pas distraire par des séductions visuelles, tout se concentre sur les quelques personnages éclairés par la lumière froide et essentielle de Joachim Klein. La vue et l’ouïe jouent avec l’ambiguïté dans cette œuvre de Strauss où l’entrée en scène des deux personnages principaux est théâtralement différée : nous entendons les gardes décrire Salomé, et nous entendons la voix du prophète avant de voir sa silhouette. Mais Kosky choisit plutôt de nous montrer la princesse qui est presque toujours sur scène et en fait le pivot autour duquel tourne l’histoire, la force motrice active. Salomé ici n’est pas une figure passive, victime des attentions de son beau-père, comme nous l’avons vu dans d’autres productions. Pour Kosky, il ne s’agit pas d’un drame bourgeois, d’une histoire père/beau-père/fille. Le metteur en scène redonne à l’histoire sa charge intense et scandaleuse d’histoire d’amour, perverse certes, mais d’amour quand même. Les duos sont chargés d’une grande tension érotique, la princesse de Judée répondant aux insultes de plus en plus violentes du prophète avec une excitation croissante. Jochanaan est lui aussi partiellement séduit par la jeune fille qui s’accroche à son corps, mais cela ne dure qu’un instant, et la répulsion pour la « fille de Babylone » l’emporte chez le prophète intègre.

La tension culmine dans la scène de la « danse des sept voiles », ici entièrement symbolique : la femme extrait de son sexe, avec une excitation croissante, une interminable tresse de cheveux, poussée en elle à partir de la mèche qu’elle avait peu avant arrachée au prophète. Et jamais comme ici la sensualité presque lascive de la musique n’est mieux mise en valeur, avec ce crescendo dans le rythme et le volume sonore qui fait allusion à un orgasme – trente ans avant la Lady de Chostakovitch ! Très efficace également, le couple Hérode / Hérodiade, un couple presque comique où l’arrogance et la faiblesse du premier se mêlent à l’assurance cynique de la seconde, qui sait exactement ce qu’elle veut : la destruction du prophète.

Un plateau d’interprètes de premier plan

Les premières interprètes de Salomé furent des chanteuses wagnériennes – « Salomé était considérée comme la continuation de Tristan, et la princesse juive comme la sœur hystérique d’Isolde », écrit Antonio Rostagno dans le programme – mais pour la première italienne au Regio di Torino le 22 décembre 1906, le chef d’orchestre, Strauss lui-même, voulut la belle Gemma Bellincioni, la Santuzza de Cavalleria Rusticana, qui dansait en personne sans avoir recours à une doublure, cette « pantomime de l’éros féminin, opposée à la modération de la femme […] proposée dans l’Italie de Giolitti » (Restagno encore). Sur le plan vocal, l’interprétation fut quasiment vériste, avec une technique vocale imparfaite mais pleine de tempérament. Curieusement, la veille, à la Scala de Milan, Toscanini dirigeait le même opéra lors d’une répétition ouverte à un public restreint. Comme il serait intéressant de pouvoir comparer les deux styles d’interprétation, celui mesuré et détaché de l’Allemand, et celui vigoureux et presque agressif de l’Italien !

Marc Albrecht, autorité incontestée du répertoire romantique tardif, choisit une troisième voie. Salomé est un opéra qui ouvre une fenêtre sur un paysage musical totalement nouveau, et sa lecture, plus d’un siècle plus tard, souligne la grande modernité de l’écriture de Strauss, l’Opéra de Rome redonnant vie à cette « musique de chambre écrite pour cent musiciens », tant les détails instrumentaux sont présents dans la partition. Son approche analytique tient toujours compte des exigences expressives du texte et sa direction alterne habilement le drame et la sensualité, sans que l’un ne l’emporte sur l’autre. Une grande attention est portée à l’équilibre entre voix et orchestre, en en particulier en ce qui concerne la Salomé de Lise Lindstrom, qui remplace Sara Jakubiak, initialement prévue, dont la voix est sûre dans les aigus, mais pas dans le bas du registre médian. Son timbre particulier, un peu fruste, met en valeur le personnage imaginé par le metteur en scène : une enfant plutôt qu’une femme, capricieuse mais sachant ce qu’elle veut et l’obtenant, presque une féministe avant l’heure. Avec sa voix souple et sa forte présence scénique, la soprano américaine cerne parfaitement la complexité du personnage.

Jochanaan est incarné par le baryton-basse Nicholas Brownlee, qui accentue l’humanité du prophète grâce à un phrasé expressif et une grande attention accordée à la parole, et n’a aucun problème de projection vocale. Le ténor John Daszak, toujours aussi original, campe un Hérode qui n’est pas grotesque, comme on le dépeint souvent, mais tourmenté non seulement par la peur mais aussi par sa redoutable épouse, une Katarina Dalayman efficace. Un Joel Prieto magnifique donne voix au seul personnage humain de l’histoire, le jeune et passionné Narraboth qui ne tarde pas à se suicider et donc à quitter la scène. Le page de Karina Kherunts est également excellent ; parmi les autres personnages, visuellement éclipsés mais vocalement bien présents, se distinguent Michael J. Scott, Christopher Lemmings, Marcello Nardis, Eduardo Niave, Edwin Kaye (les cinq Juifs querelleurs), Zachary Altman et Nicola Straniero (un soldat et un Nazaréen), Alessandro Guerzoni (un homme de la Cappadoce) et Giuseppe Ruggiero (un esclave). L’orchestre du théâtre a fourni une excellente prestation, et nous admirons tout particulièrement la beauté des timbres instrumentaux, et la ductilité et la précision dans les moments les plus complexes.

Le public a accueilli l’interprétation musicale et vocale avec une grande satisfaction, mais a exprimé quelques contestations éparses pour la mise en scène. « Enlevez la poussière, c’est bien, mais laissez-nous les Sept voiles », semblait vouloir dire un spectateur, sans réaliser qu’il avait assisté à un spectacle mémorable par sa force théâtrale et chargé d’une tension qui ne faiblit pas un instant.

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Les artistes

Hérode : John Daszak
Hérodiade : Katarina Dalayman
Salomé : Lise Lindstrom
Jochanaan : Nicholas Brownlee
Narraboth : Joel Prieto
Un page d’Hérodiade : Karina Kherunts
Premier Juif : Michael J. Scott
Second Juif : Christopher Lemmings
Troisième Juif : Marcello Nardis
Quatrième Juif : Eduardo Niave
Cinquième Juif / Second soldat : Edwin Kaye
Premier Nazaréen / Premier soldat : Zachary Altman
Second Nazaréen : Nicola Straniero
Un homme de Cappadoce : Alessandro Guerzoni
Un esclave : Giuseppe Ruggiero

Orchestre de l’opéra de Rome, dir. Marc Albrecht
Mise en scène : Barrie Kosky
Décors et costumes : Katrin Lea Tag
Lumières : Joachim Klein
Drammaturgie : Zsolt Horpácsy
Réalisation : Tamara Heimbrock

Le programme

Salomé

Opéra en un acte de Richard Strauss, livret du compositeur, d’après la traduction allemande de Hedwig Lachmann de la pièce de théâtre Salomé d’Oscar Wilde, créé au au Königliches Opernhaus de Dresde le 9 décembre 1905.
Opéra de Rome, représentation du jeudi 7 mars 2024.